mercredi 10 juillet 2013

Digital Africa, vers de nouvelles cartographies de l'innovation


La technologie est le lieu d'une "invention quotidienne de pratiques", pour paraphraser le sociologue Michel de Certeau (1). Le développement des technologies numériques sur le continent africain durant ces 10 dernières années en témoigne. Il met en lumière un bouleversement de l'ordre mondial et nous oblige à repenser des cartographies de l'innovation liées aux technologies numériques.

"Africa rising", titrait The Economist en décembre 2011 (2).


Tenant compte de la transition démographique africaine, les prévisions de croissance du continent sont tout à fait optimistes (environ 6%). Voire utopistes
L'Afrique a longtemps été perçu comme le continent oublié du développement, en particulier sur la question de l'accès aux technologies. C'est vrai si l'on considère l'accès à l'électricité qui conditionne en partie le développement technologique : les 14% de la population mondiale vivant en Afrique n'accèdent qu'à 3% des ressources en électricité!

Pourtant, le boom technologique africain est aujourd'hui une évidence. La croissance exponentielle de la téléphonie mobile en est un trait caractéristique : +40% par an. Cela représente aujourd'hui 86 millions de téléphones portables. Et l'on considère que 70% de ces téléphones auront un accès web en 2014...
Au taux d'équipement des individus en téléphonie mobile font écho les avancées dans la connectivité. La fibre optique relie le continent en divers points. En juillet 2010, c'est l'Eastern Africa Submarin System (EASSY), depuis Mombasa (Kenya), qui connecte 18 pays en simultané avec un débit de 3, 84 terabits/seconde. En 2011, c'est le West African Cable System (WACS), depuis l'Afrique du Sud, qui relie 15 pays au Royaume-Unis avec un debit de 5,120 terabits/seconde. Et l'on attend le réseau African Coast to Europe (ACE) pour la fin 2012, tandis qu'un chercheur togolais vient d'inventer une alternative économique à l'infrastructure coûteuse de la fibre optique (3).

Ce glissement vers l'internet mobile sans passer par la phase de développement de l'ordinateur personnel ou de la téléphonie fixe justifie de parler de véritable "saut technologique". Comment les populations se l'approprient-elles et quelles peuvent en être les conséquences sur les sociétés? Surtout, comment cela modifie-t-il la position du continent dans les échanges mondiaux?

Des initiatives locales illustrent une logique d'appropriation et de détournement des technologies et d'inversion de flux, contredisant la notion d'impéralisme technologique.
En 2007 au Kenya, l'opérateur téléphonique Safaricom lance la première monnaie numérique du monde, le M-Pesa (4).


Celle-ci se sert du réseau téléphonique pour pallier un système bancaire défaillant, et connaît un immense succès. Aujourd'hui, 70% des adultes kenyans l'utilisent, soit 17 millions de comptes utilisateurs. Ce qui est intéressant ici, c'est de constater l'antériorité du M-pesa sur les autres monnaies ou application mobiles développées par la suite dans les pays occidentaux : le Google Wallet n'est lancé qu'en juillet 2010! On voit bien ici que l'innovation n'est pas l'apanage de cerveaux éduqués du "Nord", mais elle résulte bien de la conceptualisation d'un besoin et d'un potentiel d'utilisation spécifiques au "Sud". La technologie du M-Pesa a été imaginée au Kenya par les ingénieurs de Safaricom avant d'être développée par la société Sagentia à Cambridge (Royaume-Uni): les flux traditionnels d'import-export technologiques s'inversent.

Cette même logique éclaire le lancement de la première tablette africaine : Vérone Mankou, un entrepreneur congolais de 25 ans, se désolait de voir l'offre en supports de lectures électroniques polarisée entre très haut (l'Ipad) et très bas de gamme. Il a donc décidé de créer la Way-C (5), une tablette 7 pouces (donc plus proche d'un gros smartphone que l'Ipad), à un tarif accessible (moins de 200 euros). Il vient d'ailleurs de lancer un smartphone Elikia, dans cette même perspective (6). L'ingénierie de ces appareils numériques est locale. La production est chinoise, certes, mais la commande est congolaise.

Quelles sont les conséquences repérables de ces appropriations et de ces détournements sur les sociétés civiles?

La première, c'est qu'une nouvelle génération d'entrepreneurs est en train d'émerger, suscitée par la transition démographique africaine. Cette génération est liée à des lieux bien spécifiques : ce sont les espaces de coworking qui poussent sur le continent, comme par exemple le Jokkolabs (7) à Dakar, ou le Bantul@b à Brazzaville. Ces lieux où l'on accède au wifi gratuitement, et l'on dispose d'un espace de travail sont propices à l'organisation de barcamps ou autres réunion de geeks. Ils sont également souvent associés aux initiatives de bidouillage technologique et d'innovation, où se croisent recherche universitaire, art et start-ups (Fab Lab, medialab etc.). 
La seconde, c'est le développement de contenus innovants et vernaculaires, garantissant l'accès aux ressources culturelles et au patrimoine. La société de production de documentaire Doxa, basée à Capetown en Afrique du Sud, a décidé de lancer la première plateforme numérique d'archives de l'apartheid, en marge des initiatives inter voire multinationales. On ne compte plus le nombre d'éditeur de contenu destinés aux nouveaux médias: livres numériques ou bande-dessinées sur téléphone portable.

Enfin, la troisième, c'est l'importance du développement de la lecture numérique, qui signale également un recul de l'analphabétisme. En 2020, 80% des enfants de moins de 8 ans apprendront à lire sur un écran connecté ou un téléphone portable. Quelles humanités numériques cela peut engendrer, avec quels rapports aux cultures et aux savoirs?

C'est dans le but de soulever ces questions et d'y chercher des réponses que j'ai développé le projet "Digital Africa" pour l'Institut français (8) : un cycle d'échanges et de débat d'idées sur le saut technologique et l'innovation en Afrique associant artistes, entrepreneurs, éditeurs, chercheurs...

Certes, ces avancées technologiques pourront être nuancées, car 2 ou 3 téléphones portables sont bien inutiles pour un estomac vide. Toutefois, il est intéressant de voir dans quelle mesure les populations détournent les technologies pour répondre à des besoins spécifiques. En Afrique, "utility beats coolness" (9). Nous n'y sommes pas passé de l'ère des colons européens apportant l'électricité et le chemin de fer aux chinois déversant des technologies numériques. Ce qui est remarquable, c'est l'émancipation au moins partielle des sociétés à travers les usages. 
Et ce qu'il se passe en Afrique peut-être constaté dans d'autres régions du monde : les usages forgent les technologies, et générent des cartographies inédites qu'il faut repenser. Inspirons nous de la créativité numérique et des usages détournés du Sud!

Stéphan-Éloïse Gras, Consultante en édition numérique et en stratégie web



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