mercredi 11 septembre 2013

Que ReFaire ? Exploiter l’aura numérique des objets

"Un objet industriel commence sa vie sous la forme d’un modèle et de schémas de fabrication. Sa fabrication est pilotée et tracée sous forme numérique. Il dispose le plus souvent d’un identifiant unique, auquel s’accrochent toutes sortes d’informations (services associés, usage, interaction…). Sa fin de vie est souvent également documentée. L’objet existe ainsi avec une forme d’”aura numérique”. Mais aujourd’hui, sauf exception, cette “aura” n’est guère perceptible ou exploitable par d’autres que ceux qui l’ont produit, le vendent ou en gèrent l’exploitation. Peut-on faire autrement et pour quels bénéfices ? Telle est l’une des pistes émergeant des conclusions du groupe de travail ReFaire de la Fing.

De sa naissance à sa mort, chaque objet existe avec une forme d’”aura numérique”, une documentation sur lui-même, souvent très technique, qui ne lui est pas réellement attachée, mais qui préside à sa construction, réparation et destruction. Aujourd’hui, sauf exception, cette “aura” n’est guère perceptible ou exploitable par d’autres que ceux qui l’ont produit, le vendent ou en gèrent l’exploitation. L’utilisateur lui-même n’a accès qu’à un numéro de série associé au nom du produit, et l’information relative à sa conception, fabrication… ne lui est la plupart du temps pas accessible, et quand elle l’est c’est le plus souvent dans une forme technique bien peu exploitable pour la plupart des gens.

A l’inverse, le Nouveau Monde industriel [1] dont nous parlons dans ReFaire décrit :
  • l’intervention à toutes les étapes du cycle de vie des objets de makers qui conçoivent, transforment, partagent, réparent, recyclent… les objets ;
  • des écosystèmes complexes reliant produits, grands et petits acteurs du service, consommateurs et “amateurs”…
  • une appréhension d’ensemble du cycle de vie des objets, de leur conception à leur fin de vie.
  • une prise en compte plus sensible de la dimension sociale [2] des objets et pas uniquement technique.

Quelles sont les composantes de l’aura numérique ?


L’aura numérique d’un objet regroupe les stocks et les flux d’informations et d’interactions numériques qui précèdent, accompagnent et succèdent à son incarnation physique. Elle décrit l’objet et sa fabrication, elle en retrace plus ou moins complètement l’itinéraire et les usages. Elle lui attache des services, des possibilités d’interaction, des avis, des images, des récits. Elle l’enracine, l’étend et l’enrichit à la fois. Elle relie tous ceux qui interviennent autour de l’objet, du concepteur à ses différents utilisateurs. Cette “aura” s’organise autour d’une identité de l’objet qui possède au moins deux composantes :
  • « générique » : tel type d’objet, tel modèle et leurs informations techniques, les commentaires de leurs utilisateurs, etc.
  • « individuelle » : l’objet acquis par Madame X, utilisé de telle manière, revendu à Monsieur Y…

Schéma 1 : Les composantes de l’aura numérique.

Aujourd’hui une aura fragmentée

Les composantes décrites dans le schéma ci-dessus, fonctionnent aujourd’hui en silo et répondent à différents usages par différents acteurs :
  • le pilotage de la fabrication et de la distribution s’appuie sur la description et la traçabilité des objets (cf. fiches produits étendues) ;
  • les utilisateurs s’appuient sur les manuels d’instruction, les commentaires, les communautés d’utilisateurs… (cf. fiches produits étendues et données de vie et d’usage) ;
  • Les acteurs de la maintenance, réparation, pièces recyclables s’appuient sur la réparation, les consommables, la transformation (cf. données de vie et d’usage et services associés) ;
  • L’écosystème de services s’appuie sur les interactions, contrôle commande, services associés (cf. capacité d’interaction et services associés).

Schéma 2 : comment l’aura numérique fonctionne en silo.

Les composantes de cette aura numérique, de cette “ombre informationnelle” des objets qu’évoquait déjà en 2008 le designer Mike Kuniavsky, fonctionnent en silo et chaque objet est lui-même en silo, communiquant rarement avec d’autres. Cette aura numérique fragmentée limite fortement les possibilités d’évolution, d’extension, de réparation, d’association… des objets et en particulier pour la seconde vie des objets ou à la fin de vie des objets. Par ailleurs, la verticalité des usages de l’aura numérique par les différents acteurs limite et réduit considérablement la combinatoire, les croisements possibles entre univers, acteurs, contextes, etc. Enfin, la fragmentation est renforcée par le fait que ces informations ne sont pas directement attachées à l’objet lui-même, ne sont pas accessibles par son entremise seule, mais, la plupart du temps, lui sont relativement indépendantes.

Un modèle pour réunifier l’aura numérique des objets

La réunification de l’aura numérique des objets repose sur une réorganisation des informations et services disponibles autour de l’objet : des capteurs qu’il offre, de son possesseur, utilisateur, de son usage… Si l’ensemble des composantes de l’aura numérique était accessible à tout possesseur ou utilisateur d’un objet, de nouveaux usages pourraient voir le jour.

Schéma 3 : l’aura numérique réunifiée.

En réunifiant l’aura numérique des objets, en abattant le plus grand nombre de barrières qui s’opposent à l’échange de données, à l’interaction avec l’objet et les informations qui l’accompagnent :
  • on multiplie les opportunités d’évolution des objets et de création de services associés ;
  • on favorise la concurrence et l’innovation ;
  • on approfondit la relation entre les objets, leurs possesseurs, leurs utilisateurs, mais aussi la relation entre utilisateurs, concepteurs, fabricants, distributeurs ;
  • on facilite la réparation, le partage, le recyclage des objets…
Cette réunification de l’aura numérique autour de l’objet nécessite aussi de repenser l’identité de l’objet en distinguant :
  • une face publique agrégeant les données et informations « publiques » de fabrication, réparation, services associés pour faciliter les échanges et le partage ;
  • une face privée pour chaque utilisateur, leur permettant d’accéder à leurs données d’usage pour en faire ce qu’ils veulent.

3 scénarios concrets




Ces scénarios concrets s’appuient sur les exemples de Thingiverse, OpenFoodFacts, Xively… ainsi que sur les concepts de Spimes et de Blogjets.

Mettre en place les conditions du succès et anticiper les risques

Quel que soit son potentiel économique, social et écologique, l’aura numérique des objets ne pourra se libérer et se réunifier que si certaines conditions sont remplies. Qui pourrait faire en sorte qu’elles le soient ? Probablement une alliance à construire entre makers, industriels innovants, quelques organismes de standardisation et les pouvoirs publics. L’enjeu porte à la fois sur une part de régulation favorisant l’accès à la documentation, aux schémas, aux notices d’utilisation, aux pièces détachées utilisées…

Il porte également sur de la coopération et de l’expérimentation plus poussée entre les différents acteurs et notamment sociétés innovantes de l’internet des objets et acteurs industriels installés, afin de mieux mesurer pour chacun ce qui peut être partagé et exploité et envisager le développement de nouveaux services.

Les informations techniques sur les objets sont souvent la base qui permet de construire d’autres formes de services. Mais elles ne se suffiront pas à elles-mêmes. Leur traitement [3] (comme le fait Xively) et leur transformation en informations sociales (comme le fait OpenFoodFacts) permettra de les rendre accessibles au plus grand nombre et pas seulement aux professionnels. Pour construire de nouveaux services, il faut travailler à dépasser le statut technique de la documentation des objets et la rendre simplifiée et accessible. C’est ce traitement même qui sera à l’origine de nouveaux services..

Des risques à anticiper

L’ouverture et l’interconnexion des objets, des données et des interfaces qui leur sont associées, peuvent produire plusieurs types de risques :



Des conditions facilitantes

Trois conditions pourraient faciliter l’émergence d’un système ouvert, accessible tant aux grands industriels qu’aux petits innovateurs, susceptible de réaliser tout le potentiel créatif de “l’aura réunifiée” des objets :

Une identité des objets
  • Un dispositif standardisé et/ou commun d’identification générique (“ceci est une perceuse de telle marque et tel modèle”) et individuel (“cette perceuse possède tel numéro de série”) des objets.
  • Des moyens d’associer l’identité des objets à celle de leurs possesseurs ou utilisateurs, d’une manière qui assure la protection des informations personnelles : comme les systèmes de cryptographie à clé publique, ces dispositifs pourraient distinguer une face publique et une face privée des identités.

Une sémantique des informations
L’échange d’informations entre des objets différents, fabriqués et utilisés par des acteurs différents, pose le problème de la sémantique de leurs interactions : comment reconnaître une température, une caractéristique technique, etc., si chaque système les décrit d’une manière différente ? Comment agréger ou comparer des grandeurs sans connaître leurs unités, la manière dont elles sont mesurées ou calculées ?

Il n’existe pas de solution simple, encore moins universelle, à une telle question. En revanche, il existe beaucoup de normes sectorielles et intersectorielles (certaines très anciennes) sur lesquelles on peut s’appuyer : les “échanges de données informatisées” interentreprises, les standards de GS1 (identifications codes barre et RFID, catalogues électroniques), les standards de droit ou de fait en matière de géolocalisation, etc. Et certains secteurs pourraient sans doute rapidement faire l’objet d’un effort particulier : l’énergie, par exemple.

Un écosystème “libre” de l’internet des objets
Le développement des objets communicants s’appuiera très largement, du moins à l’origine, sur des solutions industrielles propriétaires. La plupart d’entre elles s’adressent à un marché “machine to machine” dont les clients sont d’autres entreprises désireuses d’optimiser leurs circuits et processus d’approvisionnement, de production, de gestion, etc. – entretenant de fait la fragmentation de l’aura numérique des objets. La réunification de cette aura, et plus encore la possibilité pour des nouveaux acteurs (jeunes entreprises, initiatives citoyennes, makers…) d’y accéder, passera vraisemblablement par l’émergence d’alternatives ouvertes ou “libres”. Sans remplacer les systèmes propriétaires, ces alternatives exerceront sur eux une pression salutaire, rendront plus difficile la constitution d’oligopoles et tendront naturellement vers le décloisonnement des “silos” informationnels :
  • Des standards, des syntaxes, des vocabulaires communs,
  • Des plates-formes aisément accessibles : par exemple Xively (ex-Pachube, créé à l’origine par le designer Usman Haque), destiné à faciliter l’échange de données temps réel entre objets communicants hétérogènes.
  • Des environnements ouverts et peu coûteux de création, développement et prototypage : par exemple Arduino associé aux langages de programmation Wiring et Processing.

L’internet des objets passera assurément par la réinvention et la consolidation des relations entre les objets entre eux et avec les hommes, permettant d’imaginer des formes et des fonctions nouvelles dans un écosystème d’innovation plus ouvert qu’il n’est. Comme le disait déjà Daniel Kaplan en 2009 “s’il doit y avoir un “internet des objets”, il viendra de là”.

Pour favoriser le développement de ce “Nouveau Monde industriel”, il faut rendre accessible et réunifier l’aura numérique des objets, pour donner à l’objet une identité, une histoire, un devenir, des capacités d’évolution, d’initiative et rendre possible de nouveaux usages, de nouvelles pratiques. L’information sur les objets a de surcroît le potentiel de développer de nouveaux modèles d’affaires, de nouveaux services et de nouveaux objets. Elle est assurément un levier de l’innovation industrielle de demain.

Véronique Routin, Hubert Guillaud, Daniel Kaplan

Véronique Routin (@veroniqueroutin) est directrice du développement de la Fing. Elle est également coresponsable du programme Refaire (@Re_faire). Daniel Kaplan (@kaplandaniel) est le délégué général de la Fing (@la_fing). Hubert Guillaud (@hubertguillaud) est responsable de la veille à la Fing et rédacteur en chef d’InternetActu.net (@internetactu). Cette réflexion est le fruit du travail du groupe de travail du programme ReFaire.

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Notes
1. Terme faisant référence aux “Entretiens du Nouveau Monde industriel”, organisés par l’IRI, Cap Digital et l’ENSCI, dont l’édition 2009 notamment était consacrée aux nouveaux objets de demain :http://www.internetactu.net/tag/enmi09/.
2. Dans le domaine de l’Internet des objets, on recense de nombreuses plateformes sociales d’objets, chacune avec des caractéristiques très différentes comme OpenSpimes, Pachube (devenu Xively) ou encore ThingD ou Fancy… Voir la rubrique d’InternetActu :http://www.internetactu.net/tag/internet-des-objets.
3. En informatique, le terme traitement de données renvoie à une série de processus qui permettent d’extraire de l’information ou de produire du savoir à partir de données brutes (source Wikipédia, traitement de données : http://fr.wikipedia.org/wiki/Informatique).

11/09/13

http://www.internetactu.net/2013/09/11/que-refaire-exploiter-laura-numerique-des-objets/

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