Ces places qui font l'Histoire 3/10
Place de la Casbah, la révolution inachevée
Sur cette esplanade dominant la Medina, les jeunes Tunisiens ont veillé, aux premiers jours de l’après-Ben Ali, sur « leur » révolution.
Dans la géographie de la révolution tunisienne, la Casbah tient une place à part. Il y eut l’épicentre : Sidi Bouzid. Le ventre de la Tunisie, où s’est allumée l’étincelle Bouazizi, avant d’embraser Kasserine, Thala, Regueb, puis tout le pays, le Maghreb, le Machrek et même toute la Méditerranée. Il y eut l’agora : l’avenue Habib-Bourguiba, large artère du centre de Tunis que submergea cette marée humaine du 14 janvier fatale à Zine El Abidine Ben Ali. Après la fuite du tyran, l’avenue s’est muée en gigantesque forum, où citoyens et tribuns improvisés imaginaient avec enthousiasme une Tunisie nouvelle. Il y eut l’estaminet : le café de l’Univers, rendez-vous des jeunes révolutionnaires tunisois aux allures de Che Guevara. Le pavé : la rue de Rome, royaume des gavroches enragés venus des quartiers poudrières, toujours prêts à en découdre avec les uniformes. Mais la chute d’un dictateur ne suffit pas à déraciner la dictature.
C’est place de la Casbah, sous les fenêtres du premier ministre, que les enfants de Sidi Bouzid, de Kasserine, de Tunis ont signifié leurs refus de voir la révolution usurpée. Quand les beaux esprits fraîchement convertis à la « démocratie » les enjoignaient de rentrer chez eux, ils ont campé là, au sommet de la colline dominant l’enchevêtrement de ruelles de la Medina, promettant de veiller sur la révolution, de s’ériger en rempart contre toute tentative de restauration.
Siège traditionnel du pouvoir exécutif depuis le XIIe siècle, lorsque le sultan almohade Abd El Moumin y établit son gouvernement, la Casbah s’est muée, à la faveur du soulèvement, en symbole du contre-pouvoir. Plus qu’une place, elle est devenue un concept politique. Le lieu d’un « face-à-face captivant entre une rue qui campe sur des positions non négociables, le front du refus catégorique de l’ancien système, et un gouvernement désertant une à une des positions réputées imprenables », résume l’écrivain Taoufik Ben Brik dans son carnet de bord du soulèvement, Tunisie, la charge (1).
Aux premiers jours de l’après-Ben Ali, des centaines de jeunes de la Caravane de la dignité, venus du centre-ouest du pays, ont investi la place, nuit et jour, bravant le couvre-feu. Toujours prêts à entonner l’hymne national, comme pour mieux se sentir ensemble. « Nous sommes le peuple. Cha’ab », répétaient-ils. Solidaires, les Tunisois leur offrirent matelas, couvertures et vivres. Dans un joyeux désordre, les murs des gracieux édifices ottomans enserrant la place du Gouvernement se sont couverts de portraits des martyrs et d’inscriptions, slogans utopiques ou discrètes devises tracées au feutre, signées d’une ville ou d’un prénom. Des dessins, aussi, étoiles rouges et railleuses caricatures des hommes du pouvoir. « Nous n’abdiquons pas », proclamait simplement l’un des graffitis, avant qu’une armée de peintres, une fois la place évacuée manu militari, ne viennent gommer toute trace d’expression populaire. Comme si les murs blancs devaient figurer un peuple muet.
Mais à la Casbah I succéda la Casbah II. De reculades en remaniements, de promesses en mises en garde contre « le chaos », le premier ministre de transition, Mohammed Ghannouchi, symbole de la continuité du régime, n’a pu sauver sa tête. La Casbah, qui l’exhortait à « dégager » à son tour, a eu raison de lui. C’est encore ici que fut imposée l’élection d’une Assemblée constituante. Là que furent réaffirmées, inlassablement, les exigences de justice sociale, d’égalité, de liberté, de fraternité qui poussèrent les jeunes Tunisiens dans la rue. Quitte à susciter l’exaspération de classes moyennes et d’une bourgeoisie pressées de voir le pays renouer avec la « stabilité ».
Sur cette place baignée de lumière, une génération a expérimenté la liberté sur tous les fronts. Le photographe Hamideddine Bouali y a saisi un moment de grâce : sur les bords de la fontaine centrale, pudiquement dissimulés par les arbustes, deux adolescents et une idylle naissante. À l’arrière-plan, un buisson de barbelés, des banderoles, des manifestants poings levés. L’amour et la révolution. L’artiste, malicieux, a intitulé le cliché Comme en 68. Les mômes de paysans, étudiants, chômeurs diplômés, marchands de cigarettes à la sauvette, cyberdissidents, employés, ouvriers qui firent de la Casbah leur lieu de ralliement savent-ils que cette place fut le théâtre du premier mouvement social de la Tunisie moderne? En 1910, huit cents étudiants de la Zitouna en firent le siège d’une grève inédite, réclamant la modernisation de l’enseignement, les moyens d’une existence décente et l’exemption du service militaire.
Six mois après la chute de Ben Ali, la place est verrouillée par les barbelés et cordons de police. Le 15 juillet, les jeunes partisans d’une Casbah III ont été dispersés sans ménagement, au terme de violents affrontements avec les forces de l’ordre. Des dizaines de manifestants ont été interpellés, symptôme d’un inquiétant tournant sécuritaire. Le sit-in prévu a avorté. Mais comme sur la place Tahrir, au Caire, le refus de voir la révolution voler aux quatre vents demeure, lui, intact.
(1) Tunisie, la charge, de Taoufik Ben Brik. RMR Éditions, Tunis, 2011.
Rosa Moussaoui
http://www.humanite.fr/02_08_2011-place-de-la-casbah-la-r%C3%A9volution-inachev%C3%A9e-477284
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