A l'heure où la "galaxie Gutenberg" cède le pas à la révolution numérique qui change notre rapport à l'écrit, retour sur un des chapitres de la civilisation.
Sur papier ou sur écran, lire est aujourd'hui un jeu d'enfant pour la plupart des gens. Plus d'un siècle d'école obligatoire est passé par là. Mais avant d'entrer dans l'univers infini de la lecture, de ses trésors de savoirs, de ses multiples émotions et de ses grands sentiments, il est une histoire à feuilleter.
Les premiers manuels destinés à l'apprentissage de la lecture remontent à la première moitié du XVIe siècle. "On se situe alors dans une perspective très pragmatique. On déchiffre, on décompose, on ânonne", souligne Silvio Corsini, archéologue du livre et conservateur de la réserve précieuse à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.
Mais souvent, on utilise un catéchisme aux fins de l'enseignement. Non que les manuels ne soient pas prisés mais on fait ainsi coup double: cela coûte moins cher et permet de faire passer un message religieux.
Ainsi, dans certaines classes des écoles de charité de Lausanne, vers 1727, les orphelins acquièrent des rudiments de lecture puisés dans le catéchisme du pasteur neuchâtelois Jean-Rodolphe Ostervald. L'approche de la "chose écrite" apparaît très utilitariste et met plus volontiers l'accent sur les nécessités de savoir compter à des fins domestiques.
Déjà, le prix du livre
Cependant "Il y aura toujours un fils de paysan passionné par le savoir qui deviendra médecin", poursuit Silvio Corsini pour illustrer ce que la diffusion de la lecture peut générer en matière d'ascension sociale et de stimulation en faveur de la diffusion des idées.
De plus, les Lumières vont passer par là et, par leur impact sur les idées et sur le monde, changer durablement le rapport au savoir. Pourtant, le livre reste un objet onéreux. La qualité et la disponibilité du papier comme les techniques d'impression ne facilitent pas encore une large diffusion.
A cette époque, le livre s'achète en feuilles. Son propriétaire s'acquitte ensuite d'une reliure en carton ou en maroquin, selon sa classe sociale, ses goûts, ses moyens. On est encore loin du produit industrialisé que l'on a (encore, toujours?) l'habitude de prendre en main.
Le seul papier représente alors près de 60% du prix du livre, alors qu'aujourd'hui, cette part est tombée entre 5 et 10%.
Si un éditeur épuise un tirage d'un millier d'exemplaires, il réalise une bonne opération. Si la demande persiste, "on relance alors sans hésiter tout le travail de composition", note encore Silvio Corsini. Cette rareté explique l'essor considérable des bibliothèques publiques entre 1780 et 1900. Ce mouvement est aussi porté par le double impact des Lumières et de la Révolution française qui ont aiguisé cet appétit de savoir que les élites bourgeoises et éclairées se font fort d'essaimer dans l'ensemble de la société. La lecture devient quasiment une vertu républicaine!
On voit d'abord s'organiser des "bibliothèques de louage". Se développent également les cabinets de lecture ou les cafés littéraires. Lausanne en compte jusqu'à huit.
Mais le mouvement ne manque pas de susciter un large débat. "Les pasteurs et les ligues vertueuses cherchent à orienter le public vers "de bonnes lectures". La société "bien-pensante" s'empare d'une question qui suscite un débat politique de grande ampleur", analyse encore Silvio Corsini.
A Morges, à Yverdon ou à Vevey, des cercles privés initiés par des représentants des "bonnes familles" s'organisent selon diverses formules toujours très coûteuses d'abonnement ou de souscription. Ces premières bibliothèques ne prêtent qu'aux riches.
Au sein de l'université, l'accès aux ouvrages n'est plus réservé aux seuls professeurs comme entre le XVIe et le début du XVIIIe siècle. Les étudiants peuvent les consulter un après-midi par semaine.
L'accès à la population intervient autour de 1780 et s'affirme vraiment avec la Révolution vaudoise. Et, dans le sillage de l'indépendance de 1803, la bibliothèque de l'Académie est cantonalisée. Tout citoyen peut lire. Cependant, dès le XIXe siècle se constituent aussi des cercles de lecture ouvriers et populaires. Cette mutualisation des moyens favorise la diffusion du livre qui ne perd encore rien de sa valeur commerciale.
Quand les procédés techniques permettront l'industrialisation du livre, donc des baisses de prix, les éditeurs lanceront de multiples initiatives pour "alpaguer" le cortège des nouveaux lecteurs formés par l'école. Un des pionniers sera Benjamin Corbaz avec sa "bibliothèque instructive et amusante", plutôt orientée vers la jeunesse. Puis, au tournant du XXe siècle, Payot lance des livres bon marché (60 centimes contre 2 fr. 50 ou 3 fr. 50 habituellement) dont la collection Le roman romand. Le temps des best-sellers et du livre de poche arrive et l'on n'imagine pas encore le livre numérique.
Mais la chimère est en train de s'inventer. Alors, demain, que restera-t-il de la "galaxie Gutenberg" évoquée par Marshall Mac Luhan?
4 août 2011 - PHILIPPE VILLARD
http://www.lenouvelliste.ch/fr/news/culture/detail.php?idIndex=14&idContent=319504
Sur papier ou sur écran, lire est aujourd'hui un jeu d'enfant pour la plupart des gens. Plus d'un siècle d'école obligatoire est passé par là. Mais avant d'entrer dans l'univers infini de la lecture, de ses trésors de savoirs, de ses multiples émotions et de ses grands sentiments, il est une histoire à feuilleter.
Les premiers manuels destinés à l'apprentissage de la lecture remontent à la première moitié du XVIe siècle. "On se situe alors dans une perspective très pragmatique. On déchiffre, on décompose, on ânonne", souligne Silvio Corsini, archéologue du livre et conservateur de la réserve précieuse à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.
Mais souvent, on utilise un catéchisme aux fins de l'enseignement. Non que les manuels ne soient pas prisés mais on fait ainsi coup double: cela coûte moins cher et permet de faire passer un message religieux.
Ainsi, dans certaines classes des écoles de charité de Lausanne, vers 1727, les orphelins acquièrent des rudiments de lecture puisés dans le catéchisme du pasteur neuchâtelois Jean-Rodolphe Ostervald. L'approche de la "chose écrite" apparaît très utilitariste et met plus volontiers l'accent sur les nécessités de savoir compter à des fins domestiques.
Déjà, le prix du livre
Cependant "Il y aura toujours un fils de paysan passionné par le savoir qui deviendra médecin", poursuit Silvio Corsini pour illustrer ce que la diffusion de la lecture peut générer en matière d'ascension sociale et de stimulation en faveur de la diffusion des idées.
De plus, les Lumières vont passer par là et, par leur impact sur les idées et sur le monde, changer durablement le rapport au savoir. Pourtant, le livre reste un objet onéreux. La qualité et la disponibilité du papier comme les techniques d'impression ne facilitent pas encore une large diffusion.
A cette époque, le livre s'achète en feuilles. Son propriétaire s'acquitte ensuite d'une reliure en carton ou en maroquin, selon sa classe sociale, ses goûts, ses moyens. On est encore loin du produit industrialisé que l'on a (encore, toujours?) l'habitude de prendre en main.
Le seul papier représente alors près de 60% du prix du livre, alors qu'aujourd'hui, cette part est tombée entre 5 et 10%.
Si un éditeur épuise un tirage d'un millier d'exemplaires, il réalise une bonne opération. Si la demande persiste, "on relance alors sans hésiter tout le travail de composition", note encore Silvio Corsini. Cette rareté explique l'essor considérable des bibliothèques publiques entre 1780 et 1900. Ce mouvement est aussi porté par le double impact des Lumières et de la Révolution française qui ont aiguisé cet appétit de savoir que les élites bourgeoises et éclairées se font fort d'essaimer dans l'ensemble de la société. La lecture devient quasiment une vertu républicaine!
On voit d'abord s'organiser des "bibliothèques de louage". Se développent également les cabinets de lecture ou les cafés littéraires. Lausanne en compte jusqu'à huit.
Mais le mouvement ne manque pas de susciter un large débat. "Les pasteurs et les ligues vertueuses cherchent à orienter le public vers "de bonnes lectures". La société "bien-pensante" s'empare d'une question qui suscite un débat politique de grande ampleur", analyse encore Silvio Corsini.
A Morges, à Yverdon ou à Vevey, des cercles privés initiés par des représentants des "bonnes familles" s'organisent selon diverses formules toujours très coûteuses d'abonnement ou de souscription. Ces premières bibliothèques ne prêtent qu'aux riches.
Au sein de l'université, l'accès aux ouvrages n'est plus réservé aux seuls professeurs comme entre le XVIe et le début du XVIIIe siècle. Les étudiants peuvent les consulter un après-midi par semaine.
L'accès à la population intervient autour de 1780 et s'affirme vraiment avec la Révolution vaudoise. Et, dans le sillage de l'indépendance de 1803, la bibliothèque de l'Académie est cantonalisée. Tout citoyen peut lire. Cependant, dès le XIXe siècle se constituent aussi des cercles de lecture ouvriers et populaires. Cette mutualisation des moyens favorise la diffusion du livre qui ne perd encore rien de sa valeur commerciale.
Quand les procédés techniques permettront l'industrialisation du livre, donc des baisses de prix, les éditeurs lanceront de multiples initiatives pour "alpaguer" le cortège des nouveaux lecteurs formés par l'école. Un des pionniers sera Benjamin Corbaz avec sa "bibliothèque instructive et amusante", plutôt orientée vers la jeunesse. Puis, au tournant du XXe siècle, Payot lance des livres bon marché (60 centimes contre 2 fr. 50 ou 3 fr. 50 habituellement) dont la collection Le roman romand. Le temps des best-sellers et du livre de poche arrive et l'on n'imagine pas encore le livre numérique.
Mais la chimère est en train de s'inventer. Alors, demain, que restera-t-il de la "galaxie Gutenberg" évoquée par Marshall Mac Luhan?
4 août 2011 - PHILIPPE VILLARD
http://www.lenouvelliste.ch/fr/news/culture/detail.php?idIndex=14&idContent=319504
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