Rentrée des classes. L'école républicaine, laïque, a sa grand-messe, et sa Sainte Trinité : élitisme républicain, mérite, égalité des chances. Ces principes ont connu un regain de vie significatif dans le discours public et politique depuis la campagne présidentielle de 2007.
Le souhait d'un retour à l'école de l'oncle Jules Ferry, hussards noirs et bon sens retrouvés, promettait davantage que le plaisir fugace d'un parfum suranné : l'efficacité sociale – et politique, pour ceux qui la prônaient.
Valorisant les efforts de chacun, promettant une juste rétribution en fonction des talents et des capacités individuelles, le mérite et l'égalité des chances semblaient frappés au coin du bon sens. L'un et l'autre posent problème, pourtant : erronés d'un point de vue sociologique, ils menacent dans la pratique la cohésion sociale.
Les sociologues Marie Duru-Bellat dans « Le mérite contre la justice », et François Dubet, dans « Les places et les chances », en ont interrogé les mécanismes, les présupposés et les effets problématiques.
Premier constat il est impossible, dans l'état actuel de nos connaissances sur le monde social, de mesurer le mérite. Marie Duru-Bellat souligne combien les inégalités s'accumulent tôt face aux apprentissages scolaires : les élèves, placés de fait en situation de concurrence, sont inégaux dès le début des parcours scolaires.
A l'âge de cinq ans, soit avant même l'entrée à l'école élémentaire et l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, les inégalités de développement cognitif et langagier s'expliqueraient à hauteur de 70% par des facteurs dépendant du milieu familial : style éducatif adopté par les parents, valeurs invoquées et transmises implicitement ou explicitement, représentations de l'école, valorisée, rejetée ou peu investie, selon les familles.
Originalité et aisance verbale ne sont pas égales
Difficile, dans ces conditions, de déceler le mérite des uns par rapport aux autres, quand des éléments extérieurs indépendants des talents propres et de la volonté des élèves entrent si tôt en jeu.
Ce rôle précoce et massif d'éléments extérieurs remet par ailleurs en cause « l'égalité des chances » : celle-ci apparaît illusoire, si des inégalités puissantes sont à l'œuvre dès l'école maternelle, voire même avant, au regard de la diversité des expériences intra-utérines et postnatales d'un individu à l'autre.
La réussite à l'école implique des qualités et l'adéquation à des normes informelles, telles que l'originalité et l'aisance verbale.
Parce qu'elles ne font pas l'objet d'un apprentissage explicite, et parce qu'elles sont bien plus présentes chez les élèves issus des milieux favorisés, de par l'analogie des manières d'être et de faire familiales et des attentes scolaires implicites, ces qualités se révèlent discriminantes, sources d'inégalités là encore très précoces.
Autre élément à charge : « l'étroitesse des types de qualités et de savoir-faire que l'école peut repérer dans son fonctionnement courant », selon Marie Duru-Bellat. Autrement dit : comment parler de « mérite » des uns par rapport aux autres, appréciation globale sur la personne, lorsque les critères sont à la fois si peu nombreux et si strictement liés aux apprentissages scolaires ?
Les responsables politiques se saisissent de ces exemples « probants »
Aux yeux des défenseurs du mérite et de l'égalité des chances, la volonté individuelle semble constituer un critère imparable : celui qui mérite, c'est d'abord celui qui a voulu, parfois contre vents et marées. C'est donc cette volonté et cet effort que l'on récompense.
Pour preuve : les nombreux cas d'individus issus de milieux défavorisés ayant réussi socialement, et dans le cadre scolaire, les parcours spectaculaires d'élèves obtenant des résultats remarquables au regard d'origines sociales modestes.
Les responsables politiques se saisissent de ces exemples : regardez ce mérite probant et concret, on peut tout avec la volonté de s'en sortir ! Au sujet de ces réussites dites paradoxales, un examen détaillé des trajectoires de vie est éclairant. Dans son ouvrage 1 sur 500. La réussite scolaire en milieu populaire, J.-P. Laurens montre que, derrière des traits en apparence communs – catégorie socio-professionnelle des parents, lieu de résidence – ces réussites s'inscrivent dans un contexte familial différent de la majorité d'autres foyers défavorisés.
Le plus souvent, le milieu familial est certes modeste, mais fortement mobilisé sur la réussite scolaire, disposé de ce fait à consentir de nombreux efforts afin de favoriser autant que possible la réussite de l'enfant projetée sur le long terme : encadrement serré du travail scolaire par un ou plusieurs membres de la famille, maximisation des ressources culturelles disponibles, sociabilités juvéniles surveillées et choisies.
« Je veux continuer mais je sais que je ne vais pas y arriver »
A ce titre, ces réussites, si elles doivent être à coup sûr soutenues et encouragées – on pense, par exemple, aux internats d'excellence récemment mis en place –, ne sont en rien comparables aux parcours d'autres élèves pourtant eux aussi issus de milieux défavorisés.
Le lien entre mérite et volonté individuelle apparait lui-même sujet à caution. Le fait même de vouloir, de consentir des efforts réguliers en vue d'un but donné qui échappe à la satisfaction à court terme, constitue déjà en lui-même un prérequis dépendant d'autres facteurs que la volonté elle-même : besoin de reconnaissance de la part des figures parentales et familiales, ou bien au contraire désir de se démarquer par rapport à des attentes données.
Ainsi, la volonté, parce qu'elle n'est pas donnée mais acquise, et à ce titre liée à l'histoire intime et contingente de chacun, apparaît déjà comme discriminante dans les parcours scolaires et sociaux. Les élèves qui réussissent à l'école, qu'ils soient issus de milieux sociaux favorisés ou défavorisés, doivent en très grande partie leur réussite à des facteurs à la fois précoces et dont la présence favorable échappe massivement à leur contrôle interne.
Un élève décrocheur, survêtement Tacchini de rigueur, cumulant les difficultés depuis son plus jeune âge, me disait sans larmoiement mais lucidement :
« Je veux continuer mais je sais que je ne vais pas y arriver. »
Inégalités acceptables puisque chances du départ égales
Prétendant offrir à chacun la possibilité d'accéder aux positions les plus élevées pour peu qu'il se donne, au sein d'une juste concurrence, les moyens de ses ambitions, l'égalité des chances doit garantir l'adhésion de chacun aux principes communs à tous.
Les inégalités à l'arrivée sont « acceptables », pour reprendre le terme de François Dubet, puisque les conditions de départ semblent égales. Pourtant, la mise en œuvre de ces valeurs, au lieu de fédérer les individus, les éloigne et les sépare. Laissons la parole à François Dubet, lequel a brillamment résumé ce dramatique paradoxe :
« Plus on croit […] dans ce modèle de justice, plus les inégalités scolaires se creusent : les vainqueurs potentiels ont intérêt à accentuer [ces inégalités] par le choix judicieux des établissements, filières et soutiens scolaires les plus efficaces. […] L'emprise scolaire accroît les avantages financiers et sociaux des plus diplômés.
Au bout du compte, le système scolaire reproduit les inégalités sociales, à l'opposé du principe sur lequel il repose. Alors que l'égalité des chances est exhibée comme un facteur de cohésion et d'unité, on peut craindre, au contraire, qu'elle n'accentue la concurrence scolaire et ouvre la guerre de tous contre tous. »
Enfin conclut Dubet :
« Les mieux placés, malgré les appels pressants à l'égalité des chances, s'arrangent pour se protéger de la concurrence des outsiders. Ils accumulent les patrimoines, multiplient leurs réseaux et leur capital social, scolarisent leurs enfants à l'étranger.
En bref, ils se comportent comme une classe héréditaire, une aristocratie. […] C'est sans doute pour cette raison que les classes dirigeantes aiment tant l'égalité des chances : elles savent qu'elles pourront toujours s'arranger avec les principes qu'elles énoncent. »
Moins couteux que de soutenir ceux « qui ne veulent pas »
L'idéologie du mérite a ceci de commode qu'elle encourage les rares élus du sort, ce qui est à coup sûr moins complexe et moins coûteux que de soutenir ceux qui « ne veulent pas ». Inversement, contester l'idéologie du mérite et de la volonté toute-puissante ne revient pas forcément à enlever toute responsabilité aux individus.
Ni à cesser de donner aux élèves issus de milieux modestes, bien partis ou en difficulté, les moyens de réussir. Comme toujours, une question de moyens donc, financiers et humains, mais aussi de valeurs communes à réinventer.
Photo : des lycéens passent l'épreuve de philosophie du baccalauréat au Lycée Clémenceau de Nantes, le 16 juin 2011 (Stephane Mahe/Reuters).
Par Jean-Baptiste Mauvais | Enseignant | 25/08/2011 | 12H37
http://www.rue89.com/2011/08/25/brandir-le-merite-scolaire-pour-ne-pas-lutter-contre-les-inegalites-218740
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