dimanche 3 août 2014

L'école est-elle une entreprise ?

Si l'école est si mal gérée par les pontes de la Rue de Grenelle, pourquoi ne pas la décentraliser ? Brighelli prend la question à bras-le-corps.

Comment évaluer les performances de "l'entreprise" école ? © Martin Bureau/AFP

Par JEAN-PAUL BRIGHELLI

De nombreux lecteurs de ces chroniques s'insurgent régulièrement contre mes tendances jacobines (que je confesse), et ma foi en un système centralisé. "Vous dites tant de mal des décisionnaires de la Rue de Grenelle, me lancent-ils, que, franchement, vous feriez mieux de vous en remettre à l'échelon local : permettons désormais aux chefs d'établissement de gérer les écoles, les collèges et les lycées comme des entreprises, en recrutant ou débauchant au gré des nécessités et des compétences..." Ou encore : "Pourquoi ne pas libéraliser complètement le système scolaire, en autorisant le privé à gérer des établissements en fonction de l'offre et de la demande - ou en amenant l'État à en faire de même ?"

La question est sérieuse, ou tout au moins elle est posée par des gens sérieux. Elle est par ailleurs d'actualité, puisque Geneviève Fioraso, en allant tout au bout des conséquences de la loi Pécresse sur les universités, impose à ces dernières une rentabilité que, pour le moment, elles sont bien en peine d'atteindre - tout en les empêchant de hausser significativement les droits d'inscription, ce qui leur donnerait certainement un bol d'air financier, mais poserait de très graves problèmes d'accès aux études, dans un pays qui ne brille pas par la qualité de son ascenseur social.

Cette question très polémique mérite un examen approfondi, que je livrerai en deux tribunes successives, pour une plus grande facilité de lecture et de réaction. La première examinera cette assimilation de l'école à une entreprise, la seconde se focalisera plus volontiers sur le rôle du chef d'établissement, auquel d'aucuns voudraient donner toutes les prérogatives d'un chef d'entreprise, dans l'embauche ou le débauchage de ses subordonnés - en premier lieu les enseignants - et dans la gestion à court et moyen terme de son école, de son collège ou de son lycée.

L'école ne sera jamais une entreprise !

C'est donc dans la comparaison, explicite ou non, de l'école avec l'entreprise que réside la difficulté. Si l'école est une entreprise, elle est bien curieuse : on y investit à fonds perdu, on n'y produit rien de quantifiable, et on ne lui demande aucune rentabilité immédiate. Quant à la rentabilité future, elle est extrêmement élusive. L'école n'est pas, elle ne sera jamais une entreprise. Mais, alors, comment les comptables du ministère de Grenelle-sur-Bercy comprendraient-ils que l'État y investisse tant, en argent et en moyens humains, et à fonds perdu, alors qu'ils ne pourront jamais lui demander de comptes ?

Je dis l'État, étant bien entendu que la part du secteur strictement privé, en France, est absolument dérisoire - même si elle augmente, à la marge, régulièrement. Et dans ce privé (en clair, les établissements "hors contrat") se regroupent essentiellement des écoles confessionnelles dont on ne peut pas dire que la transmission objective des savoirs soit le critère dominant. Il va de soi que si l'État consacre des fonds importants à un système (en l'occurrence, il paie la totalité des salaires des établissements privés sous contrat et se charge de l'évaluation de leurs élèves - au moment du brevet ou du bac, par exemple), il est normal qu'il se soucie de ce qui est enseigné dans des systèmes qu'il finance pour l'essentiel. Les profs du privé sous contrat sont donc inspectés comme les autres, et c'est bien naturel.

Le point Picsou

Un ancien ministre (Xavier Darcos) se plaignait que les réformes entreprises dans l'Éducation ne donnent pas de résultats bien sensibles avant dix ou quinze ans - bien après que le responsable des dégâts ou des améliorations a quitté la scène. C'est tout le problème de l'école : les résultats sont toujours différés - jamais immédiats. On ne pourrait produire un bilan annuel d'un établissement scolaire, sauf à suivre ses élèves durant vingt ans, et à donner leurs résultats en fin de parcours : mais le décalage interdirait toute modification de la politique éducative suivie par l'établissement, dont entre-temps les équipes auraient fortement changé - sans parler du contexte.

Second point : comment évaluer la productivité d'un établissement scolaire - ou même d'un système scolaire global ? La Cour des comptes a beau jeu de fustiger le coût par élève en 2013, commeaujourd'hui France Stratégie : de la même façon qu'il existe le point Godwin, reductio ad Hitlerum, il faudrait instituer le point Picsou, reductio ad pecuniam. Passons sur le fait que la Cour des comptes et France Stratégie s'appuient sur des chiffres faux et des analyses boiteuses. C'est dans son principe même que cette réduction au plus petit dénominateur - le portefeuille - est déficiente.

La financiarisation à l'aveugle de l'Éducation laisse de côté ce qui en fait la spécificité : la relation pédagogique. Nous ne vendons pas des tapis, mais du savoir et du savoir-vivre ; et nous n'avons pas des clients, mais des élèves. Et cela n'a rien à voir. La matière première de l'enseignement, c'est ce fichu facteur humain, si difficilement contrôlable.

J'irai même plus loin : cette reductio ad absurdum incite les élèves (et leurs parents) à se comporter réellement en clients, qui viennent, avec des arguments parfois frappants (et même tuants, comme on sait), nous expliquer que nous n'avons rien compris au génie intrinsèque de leur progéniture. On va à l'école parce qu'on doit y aller - alors qu'on ne se rend dans une grande surface que parce qu'on le veut bien.

Le coût de l'ignorance

Pour mettre les choses au point, surtout auprès de ceux qui pensent que les Allemands nous offrent un exemple indépassable, nous avons drastiquement diminué le budget Éducation, ces dernières années, pendant que l'Allemagne, le Luxembourg ou les Pays-Bas (sans parler de la Corée du Sud ou de Singapour) augmentaient sensiblement les leurs. Les tenants du tout-économique devraient savoir que l'on ne récolte pas de patates si l'on n'en sème pas. Quant à diminuer encore la ration d'eau d'un malade déshydraté, on devrait réfléchir à deux fois avant de s'y risquer.

Par ailleurs, on connaît l'adage (attribué à Lincoln, mais il semble bien que ce soit Derek Bok, ancien président de Harvard, qui l'ait prononcé) : "Si vous trouvez que l'éducation coûte cher, essayez l'ignorance !" Dans le coût du système éducatif, il faudrait intégrer l'énorme déficit - non immédiat, lui non plus - de ceux que l'on n'a pas assez éduqués. Celui des 150 000 jeunes, par exemple, qui quittent le système scolaire à la fin de la troisième et viennent grossir les queues de Pôle emploi (ou pire, parce qu'un syndrome d'échec se camoufle toujours sous de l'agressivité ou du désespoir, qui reviennent très cher l'un et l'autre).

L'impossible évaluation des "performances"

Alors, évaluer par les résultats ? Mais les performances d'une école primaire, comment les évaluer ? Par quels critères infaillibles ? La réussite quinze ou vingt ans plus tard ? Le brevet ou le bac, tellement dévalués que bien des voix s'élèvent désormais (y compris la mienne) pour en finir avec des examens bien inutiles (et hors de prix, messieurs les Picsou), ne sont certainement pas des critères bien pertinents. Évaluer par Pisa ? Ce que Pisa évalue, par une méthodologie d'ailleurs suspecte, n'est que la croûte la plus superficielle de ce qu'un vrai système d'enseignement doit apporter : non seulement une maîtrise de la langue et des mathématiques, mais une commune culture, qui permette de tisser des relations, d'entendre ce que vos aînés vous disent, et de s'adapter à un monde changeant : la culture, c'est une permanence qui prépare au devenir. Le passé tel qu'il s'étudie à l'école met en place le futur.

À trop vouloir techniciser l'enseignement, que ce soit en privilégiant les "sciences de l'éducation", qui bafouent l'art magique de la transmission, ou en favorisant un enseignement si étroitement pratique qu'il ne débouche plus sur rien, sinon du vide, au point que certains ne peuvent le supporter, on oublie ce qui fait l'essentiel de la fonction enseignante : former des citoyens doués d'une culture commune, d'un langage commun (et pas d'un langage a minima, mais d'une langue riche et variée), de références communes. L'utilitarisme n'est pas un humanisme. Comme disait Rabelais : "Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes."

Et je dénie aux financiers la capacité de comprendre comment on fait sortir leurs enfants, et ceux des autres, de la glaise et de la barbarie.

Il nous faut un ministre !

On comprend bien qu'une telle ambition ne peut être que collective. Derrière un grand projet éducatif, il faut un pays tout entier, il faut une volonté sans faille. Il faut un chef d'orchestre - pas une multitude de seconds violons répartis sur tout le territoire. Que nous n'ayons plus de très grands ministres de l'Éducation depuis longtemps, ou que les meilleurs aient été rapidement dégommés par des politiques qui n'aiment pas l'intelligence donne la mesure d'un fait inquiétant : c'est l'amour de la France qui s'étiole singulièrement.

Jacobin, girondin ? Qui ne voit que la République meurt aujourd'hui d'un excès de démocratie ? Que nous avons bien plus à craindre le "moins d'État" que le "trop d'État" - en ce qui au moins concerne l'école ? Il ne nous faut pas une foule de gauleiters : il nous faut un ministre qui soit un peu plus qu'un ministre : un patron, un vrai - un chef.

Alors, répétons-le : l'école n'est pas une entreprise (1). Quand bien même on voudrait, par métaphore (nombre d'enseignants se réfèrent au chef d'établissement en disant "le patron", sans qu'aucune ironie soit bien perceptible dans le propos), la gérer comme telle, on se heurtera à ce facteur humain qui fait des grands directeurs d'école, principaux de collège ou proviseurs de lycée des organisateurs de l'impalpable. Et c'est rabaisser leur fonction que de vouloir à toute force, comme aujourd'hui, en faire des gestionnaires - tout comme les mêmes comptables voudraient faire des enseignants des machines à débiter un savoir en tranches, sur Internet par exemple. C'est ce que nous examinerons la semaine prochaine.

(1) Lire sur le sujet le livre de Christian Laval, L'école n'est pas une entreprise, La Découverte, 2003. Pour les adeptes de Pierre Bayard et du Comment parler des livres que l'on n'a pas lus, le résumé est ici.


JEAN-PAUL BRIGHELLI

Le Point.fr - Publié le 02/08/2014 à 14:59 - Modifié le 02/08/2014 à 17:28

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