“Notre premier devoir, c’est donc de stimuler l’esprit d’entreprise, l’initiative, dans tous les domaines. C’est d’abord le rôle de l’école (…) Il est donc prévu, de la sixième à la terminale, un programme sur l’entreprenariat.» En prononçant ces mots lors du discours de clôture des assises de l’entreprenariat, le 29 avril 2013, François Hollande adressait aux nombreux chefs d’entreprise présents un message qu’ils avaient envie d’entendre. Et après tout, stimuler l’esprit d’entreprise n’est-il pas aujourd’hui essentiel pour renforcer la compétitivité de l’économie française ? Pourtant, un simple parallèle suffit à se rendre compte que cette proposition est une fausse bonne idée, et même porteuse de dérives : qu’auraient dit ceux qui applaudissent ces propos si, à la place, le chef de l’Etat avait proposé de « stimuler l’esprit de syndicalisme » ?
La question des contenus d’enseignement et des objectifs assignés à l’école est assurément cruciale. Elle est aussi complexe, et l’exigence de laïcité impose qu’ils soient définis indépendamment des intérêts partisans ou de ceux de tels ou tels groupes de pression. Une exigence qui risque aujourd’hui d’être contournée. Dès l’annonce de François Hollande, Thibault Lanxade, candidat récurrent à la présidence du MEDEF, renchérissait d’ailleurs sur France Inter : "Aujourd’hui l’enseignement de l’économie est souvent abordé sous ses aspects les plus durs : la pénibilité au travail, les rapports sociaux qui sont durs, les licenciements. Il faut redonner une image de l’économie beaucoup plus positive et valoriser les entrepreneurs. Aujourd’hui en France on ne valorise pas suffisamment les entrepreneurs."
Les propos tenus par François Hollande semblent donc donner raison à ceux qui depuis des années militent pour que l’école fasse aimer l’entreprise aux élèves. Un combat mené notamment par l’Institut de l’Entreprise, think tank patronal, dont le directeur général d’alors, le banquier Michel Pébereau déclarait en 2006 à la chambre de commerce et d’industrie de Paris : « Il serait peut-être bon d’effectuer un travail pédagogique de fond sur nos lycéens, comme cela a été fait par les entreprises depuis 20 ans auprès de leurs salariés, afin de les sensibiliser aux contraintes du libéralisme et à améliorer leur compétitivité, en adhérant au projet de leur entreprise. Je me positionne donc aujourd’hui devant vous pour un enseignement où la concurrence est la règle du jeu, où la création de richesses est un préalable à la distribution de richesses, et où le marché assure la régulation de l’économie au quotidien. »
L’instauration prochaine auprès du Ministre de l’Education nationale d’un Conseil national Education Economie chargé, au nom des enjeux de compétitivité de l’économie, de faire des propositions favorisant le rapprochement des formations dispensées en lycée et des besoins économiques et sociaux exprimés par les représentants du monde professionnel soulève également des interrogations. Composé de représentants d’employeurs, de salariés, de chefs d’entreprises, d’enseignants et de membres de l’administration, il aura vocation à examiner « les questions transversales relatives aux compétences et aux connaissances attendues par les milieux professionnels (…) notamment (…) dans les voies de formation générale, professionnelle et technologique ». Or, une interprétation large de ce mandat serait particulièrement problématique. Imaginerait-on par exemple que les Eglises puissent se prononcer sur la manière dont on enseigne le fait religieux à l’école aujourd’hui ?
Face à ces risques, l’école se doit justement d’affirmer sa neutralité, et sa finalité de transmission de savoirs rationnels et de compétences, et non d’idéologies. Il est légitime de vouloir poursuivre des objectifs d’orientation et d’insertion professionnelle. Mais cela passe alors par une découverte du monde professionnel dans son ensemble : entreprises bien sûr, mais aussi administrations ou autres structures associatives. De même, plutôt que de vouloir stimuler l’esprit d’entreprise en particulier, l’école doit s’attacher à développer, de manière générale, l’esprit d’initiative des élèves. Un esprit qu’ils pourront alors réinvestir dans l’ensemble de leur vie sociale : dans leur vie professionnelle, qu’ils deviennent chefs d’entreprises ou salariés, mais aussi dans leur vie personnelle et citoyenne.
Aussi, l’école n’a ni à faire aimer l’entreprise, ni à la faire détester, mais avant tout à la faire comprendre aux élèves. A cet égard, l’école peut faire beaucoup mieux qu’actuellement. Aujourd’hui, 85% des élèves de seconde au lycée ont choisi de découvrir l’enseignement des sciences économiques et sociales. Il convient cependant de s’interroger sur les conditions réelles d’apprentissage des élèves pour ce qui n’est aujourd’hui qu’un « enseignement d’exploration » réduit à 90 minutes par semaine, le plus souvent en classe entière. Stimuler l’esprit d’initiative nécessite de mettre en place des dispositifs pédagogiques particuliers : travaux de groupes, enquêtes, visites d’entreprises, rencontre avec des intervenants extérieurs, exposés, projets de classe, résolution de tâches complexes comme présenter au reste de la classe une organisation productive sur laquelle les élèves auront préalablement effectué toute une série de recherches, etc. Autant de choses qui ne sont réellement possibles dans de bonnes conditions qu’avec des possibilités de groupes réduits d’élèves. Pour développer la culture économique et sociale des lycéens, les sciences économiques et sociales doivent avoir une place revalorisée en classe de seconde. Une question indissociable des contenus d’enseignement à sélectionner. Actuellement le programme de seconde impose notamment de présenter aux élèves la diversité des organisations productives ou la manière dont fonctionne un marché. En revanche, rien n’y est dit sur les relations sociales de négociation et de conflit qui s’y nouent, une situation résultant conjointement du faible volume horaire alloué à la discipline et d’une volonté du gouvernement précédent de minorer la place de la sociologie, jugée trop pessimiste et compassionnelle !
On se souvient que le thème du chômage avait été, dans un premier temps, évincé pour cette même raison. Or, si l’on souhaite que les élèves comprennent mieux le monde professionnel, il est important d’en étudier la réalité sous des angles différents. Associer différentes sciences sociales, comme l’économie, la sociologie, la science politique notamment, devient alors essentiel.
Il est en tous les cas important de ne pas tomber dans le travers de contenus d’enseignement strictement utilitaristes. D’une part, car l’école, si elle doit bien sûr jouer son rôle dans l’orientation et l’intégration professionnelle des élèves, ne poursuit pas que cet unique objectif. Elle participe plus largement à la construction de la citoyenneté. A l’heure où nombre de lycéens s’interrogent sur la crise économique et financière, sur les moyens de lutter contre le chômage, sur la compétitivité des entreprises, sur le mariage pour tous ou encore sur l’égalité femmes-hommes, il est essentiel qu’ils aient tous accès à une formation sérieuse en sciences sociales. Et, d’autre part, même dans une optique d’intégration professionnelle, parce que les futurs salariés ou futurs chefs d’entreprise doivent posséder une culture générale solide et des capacités critiques.
C’est pourquoi, plutôt que d’associer les représentants du monde de l’entreprise à la définition des contenus d’enseignement, il nous semble primordial qu’aujourd’hui, le développement de la culture économique et sociale des lycéens passe au contraire par des programmes qui soient écrits de manière indépendante (et l’instauration par Vincent Peillon d’un conseil supérieur des programmes est une mesure qui va dans le bon sens), et par une généralisation en classe de seconde de l’enseignement de sciences économiques et sociales, avec un horaire revalorisé et des groupes à effectif réduit. Monsieur le Président de la République, Monsieur le Ministre de l’Education Nationale, n’ayez pas peur d’exercer votre esprit d’initiative !
Par Erwan Le Nader, vice président de l'APSES*, enseignant de SES au lycée Gutenberg de Créteil
La question des contenus d’enseignement et des objectifs assignés à l’école est assurément cruciale. Elle est aussi complexe, et l’exigence de laïcité impose qu’ils soient définis indépendamment des intérêts partisans ou de ceux de tels ou tels groupes de pression. Une exigence qui risque aujourd’hui d’être contournée. Dès l’annonce de François Hollande, Thibault Lanxade, candidat récurrent à la présidence du MEDEF, renchérissait d’ailleurs sur France Inter : "Aujourd’hui l’enseignement de l’économie est souvent abordé sous ses aspects les plus durs : la pénibilité au travail, les rapports sociaux qui sont durs, les licenciements. Il faut redonner une image de l’économie beaucoup plus positive et valoriser les entrepreneurs. Aujourd’hui en France on ne valorise pas suffisamment les entrepreneurs."
“La question des contenus d’enseignement et des objectifs assignés à l’école est assurément cruciale. Elle est aussi complexe, et l’exigence de laïcité impose qu’ils soient définis indépendamment des intérêts partisans”
Les propos tenus par François Hollande semblent donc donner raison à ceux qui depuis des années militent pour que l’école fasse aimer l’entreprise aux élèves. Un combat mené notamment par l’Institut de l’Entreprise, think tank patronal, dont le directeur général d’alors, le banquier Michel Pébereau déclarait en 2006 à la chambre de commerce et d’industrie de Paris : « Il serait peut-être bon d’effectuer un travail pédagogique de fond sur nos lycéens, comme cela a été fait par les entreprises depuis 20 ans auprès de leurs salariés, afin de les sensibiliser aux contraintes du libéralisme et à améliorer leur compétitivité, en adhérant au projet de leur entreprise. Je me positionne donc aujourd’hui devant vous pour un enseignement où la concurrence est la règle du jeu, où la création de richesses est un préalable à la distribution de richesses, et où le marché assure la régulation de l’économie au quotidien. »
L’instauration prochaine auprès du Ministre de l’Education nationale d’un Conseil national Education Economie chargé, au nom des enjeux de compétitivité de l’économie, de faire des propositions favorisant le rapprochement des formations dispensées en lycée et des besoins économiques et sociaux exprimés par les représentants du monde professionnel soulève également des interrogations. Composé de représentants d’employeurs, de salariés, de chefs d’entreprises, d’enseignants et de membres de l’administration, il aura vocation à examiner « les questions transversales relatives aux compétences et aux connaissances attendues par les milieux professionnels (…) notamment (…) dans les voies de formation générale, professionnelle et technologique ». Or, une interprétation large de ce mandat serait particulièrement problématique. Imaginerait-on par exemple que les Eglises puissent se prononcer sur la manière dont on enseigne le fait religieux à l’école aujourd’hui ?
“L’école se doit d’affirmer sa neutralité, et sa finalité de transmission de savoirs rationnels et de compétences, et non d’idéologies”
Face à ces risques, l’école se doit justement d’affirmer sa neutralité, et sa finalité de transmission de savoirs rationnels et de compétences, et non d’idéologies. Il est légitime de vouloir poursuivre des objectifs d’orientation et d’insertion professionnelle. Mais cela passe alors par une découverte du monde professionnel dans son ensemble : entreprises bien sûr, mais aussi administrations ou autres structures associatives. De même, plutôt que de vouloir stimuler l’esprit d’entreprise en particulier, l’école doit s’attacher à développer, de manière générale, l’esprit d’initiative des élèves. Un esprit qu’ils pourront alors réinvestir dans l’ensemble de leur vie sociale : dans leur vie professionnelle, qu’ils deviennent chefs d’entreprises ou salariés, mais aussi dans leur vie personnelle et citoyenne.
Aussi, l’école n’a ni à faire aimer l’entreprise, ni à la faire détester, mais avant tout à la faire comprendre aux élèves. A cet égard, l’école peut faire beaucoup mieux qu’actuellement. Aujourd’hui, 85% des élèves de seconde au lycée ont choisi de découvrir l’enseignement des sciences économiques et sociales. Il convient cependant de s’interroger sur les conditions réelles d’apprentissage des élèves pour ce qui n’est aujourd’hui qu’un « enseignement d’exploration » réduit à 90 minutes par semaine, le plus souvent en classe entière. Stimuler l’esprit d’initiative nécessite de mettre en place des dispositifs pédagogiques particuliers : travaux de groupes, enquêtes, visites d’entreprises, rencontre avec des intervenants extérieurs, exposés, projets de classe, résolution de tâches complexes comme présenter au reste de la classe une organisation productive sur laquelle les élèves auront préalablement effectué toute une série de recherches, etc. Autant de choses qui ne sont réellement possibles dans de bonnes conditions qu’avec des possibilités de groupes réduits d’élèves. Pour développer la culture économique et sociale des lycéens, les sciences économiques et sociales doivent avoir une place revalorisée en classe de seconde. Une question indissociable des contenus d’enseignement à sélectionner. Actuellement le programme de seconde impose notamment de présenter aux élèves la diversité des organisations productives ou la manière dont fonctionne un marché. En revanche, rien n’y est dit sur les relations sociales de négociation et de conflit qui s’y nouent, une situation résultant conjointement du faible volume horaire alloué à la discipline et d’une volonté du gouvernement précédent de minorer la place de la sociologie, jugée trop pessimiste et compassionnelle !
““Aussi, l’école n’a ni à faire aimer l’entreprise, ni à la faire détester, mais avant tout à la faire comprendre aux élèves”
On se souvient que le thème du chômage avait été, dans un premier temps, évincé pour cette même raison. Or, si l’on souhaite que les élèves comprennent mieux le monde professionnel, il est important d’en étudier la réalité sous des angles différents. Associer différentes sciences sociales, comme l’économie, la sociologie, la science politique notamment, devient alors essentiel.
Il est en tous les cas important de ne pas tomber dans le travers de contenus d’enseignement strictement utilitaristes. D’une part, car l’école, si elle doit bien sûr jouer son rôle dans l’orientation et l’intégration professionnelle des élèves, ne poursuit pas que cet unique objectif. Elle participe plus largement à la construction de la citoyenneté. A l’heure où nombre de lycéens s’interrogent sur la crise économique et financière, sur les moyens de lutter contre le chômage, sur la compétitivité des entreprises, sur le mariage pour tous ou encore sur l’égalité femmes-hommes, il est essentiel qu’ils aient tous accès à une formation sérieuse en sciences sociales. Et, d’autre part, même dans une optique d’intégration professionnelle, parce que les futurs salariés ou futurs chefs d’entreprise doivent posséder une culture générale solide et des capacités critiques.
““L’école, si elle doit bien sûr jouer son rôle dans l’orientation et l’intégration professionnelle des élèves, ne poursuit pas que cet unique objectif. Elle participe plus largement à la construction de la citoyenneté“
C’est pourquoi, plutôt que d’associer les représentants du monde de l’entreprise à la définition des contenus d’enseignement, il nous semble primordial qu’aujourd’hui, le développement de la culture économique et sociale des lycéens passe au contraire par des programmes qui soient écrits de manière indépendante (et l’instauration par Vincent Peillon d’un conseil supérieur des programmes est une mesure qui va dans le bon sens), et par une généralisation en classe de seconde de l’enseignement de sciences économiques et sociales, avec un horaire revalorisé et des groupes à effectif réduit. Monsieur le Président de la République, Monsieur le Ministre de l’Education Nationale, n’ayez pas peur d’exercer votre esprit d’initiative !
Par Erwan Le Nader, vice président de l'APSES*, enseignant de SES au lycée Gutenberg de Créteil
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