vendredi 23 mars 2012

le transfert de technologies dans les universités américaines

Entrevue avec le Dr Ashley Stevens : le transfert de technologies dans les universités américaines [partie 2/3]

Partie 2/3 : Quelles sont les pistes envisagées pour améliorer l'activité aux Etats-Unis ?

Après avoir fait un point sur les tendances affectant le transfert de technologies (TT) dans les universités américaines, nous abordons dans le second volet de cet entretien les différentes pistes envisagées pour améliorer cette activité aux Etats-Unis. Nous verrons qu'il est question de l'essor de la recherche translationnelle. Nous évoquons également les propositions de la fondation Kauffman en matière de TT.

MS&T : Ce qui me frappe, si l'on en revient sur les indicateurs développés par les universités, c'est que ces dernières n'intègrent pas la notion d'externalité positive [1], qui est pourtant fondamentale. Ainsi, le revenu généré par les licences pour le seul MIT est de 60 millions de dollars, mais l'impact réel de ces licences sur l'économie est beaucoup plus important. Pourquoi ne parvient-on pas à mesurer cet impact ?

A.S. : Il est essentiel de noter que nous ne pouvons suivre les Jeunes Entreprises Innovantes (JEI) fondées par les professeurs d'université qu'au travers des brevets et licences détenus par l'université, ce qui est loin de constituer la totalité de l'innovation générée par ces dernières.

Une étude très intéressante sur le sujet a été menée par Scott Shane de la "Case Western Reserve University" il y a quelques années. Elle cherchait à savoir si les professeurs qui avaient créé une entreprise s'étaient appuyés sur l'exploitation d'un brevet ou non. Dans le domaine des sciences humaines et sociales, le nombre de sociétés ne s'appuyant pas sur un brevet dépassait alors très largement le nombre de celles qui ne l'étaient pas. Bien évidemment, la réponse à la question de l'étude dépend très souvent de la situation des enseignants. Dès lors que ces derniers disposent d'un jour par semaine pour mener des activités de conseil, nous ignorons très souvent quels sont les accords passés et quelle est la nature des retombées de ces activités.

En interrogeant les bureaux de transfert, nous avons obtenu pour la première fois cette année des données statistiques intéressantes sur les relations entre les JEI et les bureaux. On atteint le chiffre de 860 entreprises pour les spin-off soutenues (sociétés qui évoluent depuis une université mais sans exploiter une de ses technologies), contre 650 pour les spin-out (les sociétés qui exploitent une licence développée par l'université). Avec le NCET2 [2], nous nous sommes penchés sur ces chiffres et les avons examinés en détail. Il ressort que les 850 réponses provenaient de seulement 20 à 30 universités: les autres n'ont pas répondu à la question.

Prenons l'exemple des étudiants: il n'y a pas que Marc Zuckerberg qui fait des choses ! Un grand nombre d'étudiants sont très actifs en matière d'entrepreneuriat et d'innovation: ils développent des applications pour les smartphones et peuvent avoir de nombreuses autres activités. L'université ignore très souvent ces activités, et n'a d'ailleurs pas forcément à être au courant: elle fournit un écosystème propice au développement de l'innovation, et doit laisser une certaine liberté aux acteurs de l'innovation.

Cette question me rappelle une contribution très intéressante que j'ai lue dans "Innovation daily" et qui s'inspirait d'un blog de 2006. La question était de savoir: comment constituer un cluster ? La réponse est simple : il suffit de disposer d'un établissement universitaire de grande renommée, que vous placez dans une ville où des gens intelligents sont heureux de vivre. Le blog examine dans le détail le comportement des entrepreneurs : ces derniers ne veulent pas vivre dans un environnement fait de contraintes, veulent vivre dans des environnements agréables. Ce sont ces considérations qui sont mises en avant. Un autre point qui intéresse les entrepreneurs: pouvoir licencier les gens qui ne sont pas performants. De ce point de vue, l'Europe a des choses à apprendre et à changer dans sa législation du travail.

MS&T : Revenons à la première question sur la tendance actuelle qui affecte le TT et le manque de soutien étatique. Au niveau des universités, quelles sont les principales mesures que les présidents devraient prendre pour développer les activités de TT ?

A.S. : L'une des évolutions majeures de ces 5 à 10 dernières années est la montée en puissance de la recherche translationnelle. Je pense donc que la bonne stratégie est celle définie par la France avec les Sociétés d'Accélération de Transfert de Technologies (SATTs) qui consistent à consacrer une partie des moyens publics à la recherche translationnelle.
MS&T : mais si vous prenez en considération l'université de Johns Hopkins bien connue pour la qualité de ses réalisations en médecine et recherche translationnelle, l'activité de TT est en perte de vitesse.

A.S. : Oui en effet, mais je fais référence à des fondations comme le "Von Liebig Center" à UCSD, le "Deshpande center" du MIT ou encore le programme Coulter [3] [4] qui propose des bourses pour la recherche translationnelle aux départements du génie biomédical. Et si vous regardez les chiffres du programme Coulter pour le 5 dernières années, ils sont tout à fait spectaculaires. Il est très clair que désormais, et on le voit à travers ce programme, nous savons comment faire pour rendre matures des technologies. Pour cela, on n'a pas besoin de beaucoup d'argent. Pensez un instant qu'avec 50 ou 100.000 dollars une technologie peut franchir une distance énorme en termes de valorisation. Et c'est ce qu'il me paraît nécessaire de faire pour amener les technologies à un point où elles peuvent servir au démarrage d'une entreprise innovante.

MS&T : Mais il y a deux ans de cela, à une conférence aux Académies nationales à Washington D.C., vous disiez pourtant que les universités ne produisaient que des technologies embryonnaires...

A.S. : Vous avez absolument raison (...). Un mois après, j'ai cependant réalisé que grâce au financement destiné à la recherche translationnelle, on crée 6 fois plus de JEI. De plus vous parvenez à lever entre 50 et 100 fois plus de capital par ce biais. Lorsque j'ai fait ces déclarations à Washington, je n'étais pas au fait des données du "Von Liebig Center", du "Deshpande center" et de celles collectées pour les 4 années du programme Coulter. J'ai compris que ces organisations sont de loin les meilleures en matière de valorisation. Vous savez, leurs experts ont élaboré les règles et les procédures de gestion de la recherche translationnelle. Les dernières informations en ma possession confirment cette tendance assez spectaculaire, et c'est ce qui m'a amené à faire évoluer mon opinion sur ce sujet. Parce que même si vous ne faites que 25% de licences sur vos brevets, l'impact économique réalisé à travers la création d'entreprises et la levée d'argent représente 100 fois l'investissement consenti pour la recherche translationnelle.

MS&T: La recherche translationnelle a en effet un statut à part, mais on ne peut s'empêcher de penser aux autres propositions qui ont été faites pour améliorer l'activité de TT. Je fais allusion à celles de la Fondation Kauffman qui préconise des agents indépendants pour le TT [5].

A.S. : La fondation Kauffman est intervenue devant un comité du congrès ainsi que devant le sous-comité pour la science et la technologie de la chambre des représentants pour défendre sa proposition d'introduire un "agent indépendant". L'une des congressistes s'est alors penchée vers Lesa Mitchell [6], "Est-ce que la fondation Kauffman a déjà réalisé la moindre recherche universitaire avant de parvenir à cette proposition?".

Cette proposition est l'une des idées les plus stupides que j'aie jamais entendue. Qu'ils aient réussi à la diffuser témoigne de l'excellence de leur travail de relation publique ! En 2009, leur idée a même été retenue dans la liste des 10 meilleures idées de la "Harvard Business review" !! C'est à vous faire douter de la crédibilité de cette revue ! La Fondation n'a jamais fait aucune étude sérieuse sur le sujet et ne sait pas vraiment ce qu'est la recherche scientifique. Ils n'ont jamais compris qu'il pouvait y avoir trois inventeurs différents, dans deux universités différentes et que ces entrepreneurs pouvaient avoir des idées différentes quant à la mise en oeuvre de leur invention. Leur proposition est typiquement le genre de recette qui conduit au désastre.

La plupart des inventions sont présentées dans des publications scientifiques. Lorsque le professeur rédige une publication, il est amené à réfléchir sur de potentielles applications de son invention, et c'est à ce stade qu'il est le plus facile pour lui de déposer une demande de brevet. Cette demande de brevet, il doit la déposer immédiatement, d'autant plus que la réforme des brevets a désormais adopté le principe du premier déposant. Mais qui va payer pour déposer ce brevet? N'est-ce pas naturel que ce soit l'université ? L'idée de la Fondation Kauffman de donner le choix d'une tierce partie pour mettre une invention universitaire sur le marché n'est pas réaliste. On l'a compris: la Fondation Kauffman n'a pas du tout pris en compte ces considérations.

Aux Etats-Unis, l'ensemble de la profession du TT ne finalise pas plus de 25% des licences d'intention qui lui parviennent. Dans le même temps, la Fondation Kauffman met de côté Stanford, le MIT et WARF [7] qui ont des programmes exemplaires. En fait, ils ne finalisent, eux aussi, pas plus de 20% de leurs licences. Sur ce sujet j'ai conduit des travaux, encore non publiés, qui visent à déterminer les facteurs de succès des licences. Les premiers résultats mettent en évidence le fait que plus vous créez de JEIs, plus vous réduisez votre taux de succès en matière de licences. Tout simplement parce que les JEIS réclament beaucoup de temps et un important volume de ressources. Il n'y a pas de secrets : le MIT, Stanford et la WARF sont de formidables créateurs de JEIs. La contrepartie de cette situation est qu'ils ont un taux de succès en matière de licences inférieur à la moyenne.

(...) Suite partie 3/3 dans le prochain BE

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A lire également :
Entrevue avec le Dr Ashley Stevens : le transfert de technologies dans les universités américaines
Partie 1/3 : Pourquoi cette activité est-elle en perte de vitesse ?
BE Etats-Unis 282 du 16/03/2012http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/69453.htm

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[1] externalité positive : notion économique qui a trait à l'impact socio-économique d'une activité. Ce sont en d'autres termes des bénéfices économiques et sociétaux qui profitent à la collectivité. Par opposition à "externalité négative".

[2] le "National Council of Entrepreneurial Tech Transfer" (NCET2) est une organisation visant à soutenir et à financer les JEIs issues des universités.

[6] Lesa Mitchell est la vice-présidente de la Fondation Kauffman

[7] WARF - Wisconsin Alumni Research Foundation


http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/69519.htm

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