mercredi 28 mars 2012

Tunisie: les 100 jours d'Ennahda


Vainqueur des élections, le parti islamique qui domine le gouvernement et l'Assemblée constituante tunisienne fait la dure expérience du pouvoir. Economie, social, religion -mais sur ce point il vient de reculer à propos de la place de la charia dans la constitution... la tension monte.

C'est un parti rompu à la clandestinité, qu'une révolution a propulsé à la tête de l'Etat tunisien, avec pour mission de le réinventer. Depuis qu'il a remporté 89 sièges sur 217 à l'Assemblée constituante, lors des élections du 23 octobre 2011, le parti islamique Ennahda, interdit sous le régime de Zine el-Abidine Ben Ali, imprime sa marque aux débats sur la future Constitution et domine le gouvernement de coalition qu'il a formé avec deux partis de gauche.

"Les premiers pas se font dans la douleur, reconnaît Samir Dilou, ministre des Droits de l'homme et de la Justice transitoire, également porte-parole d'un gouvernement qui fêtera ses 100 jours le 4 avril. Nous oeuvrons à la relance de l'économie et à l'apaisement du climat social, mais les attentes sont immenses." Les craintes, aussi : "La Tunisie était connue pour sa tranquillité et ses moeurs progressistes, souligne Ali Gharbi, employé d'une agence de voyages. On espérait une reprise du tourisme après les élections, mais elle tarde à venir. Si Ennahda amorçait une restriction des libertés individuelles, ce serait fatal pour le tourisme."

Mettre fin à la "dépendance envers l'Europe"

Alors que l'économie est en panne et que 1 actif sur 5 est au chômage, l'équipe au pouvoir s'est fixé deux objectifs ambitieux : la création de 40 000 emplois et un taux de croissance de 3,5 % en 2012. Avant même d'être investi Premier ministre, Hamadi Jebali a multiplié les messages rassurants en direction des investisseurs. A la recherche d'argent frais, il a mis le cap sur les pays du Golfe et prôné la diversification des partenaires économiques, afin de mettre fin à la "dépendance envers l'Europe". Aujourd'hui, pourtant, nombre d'acteurs économiques confient leur déception : "Nos dirigeants semblent en panne de stratégie pour relancer l'économie, juge Fadhel Abdelkefi, président de la Bourse de Tunis. Il manque une ligne directrice." Signe des temps, le gouvernement tarde à soumettre la loi de finance complémentaire au vote de l'Assemblée constituante.

Ses relations tendues avec l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), l'ex-syndicat unique, sont une autre source d'inquiétude. "Le gouvernement entretient le flou sur la mise en oeuvre des accords signés après la révolution concernant le secteur public", relève Mohammed Msalmi, secrétaire général adjoint de l'organisation. "Ennahda avait soutenu les grèves avant les élections, ajoute-t-il, mais stigmatise aujourd'hui les revendications des travailleurs." De fait, le gouvernement a multiplié les appels à une trêve sociale : "Notre rôle est de rappeler la gravité de la situation économique et les contraintes budgétaires", selon Samir Dilou.

La tension a atteint son paroxysme il y a un mois environ, lorsque l'UGTT a accusé les militants d'Ennahda d'avoir vandalisé ses locaux. Le 25 février, des milliers de personnes, dont des leaders de l'opposition, ont manifesté à Tunis pour dénoncer une "campagne de dénigrement contre l'UGTT". Certains ont appelé à la chute du gouvernement.

Le Premier ministre y a vu une tentative de déstabilisation, fomentée par des "restes" de l'ancien régime. Le thème du complot est cher à d'autres ministres, qui affirment avoir la preuve de manigances entre des "personnalités politiques" et des "parties étrangères". Autant de "maladresses" que Samir Dilou met sur le compte du "manque d'expérience" des intéressés. Nombre de ministres issus d'Ennahda, tels Ali Larayedh, à l'Intérieur, Moncef ben Salem, à l'Enseignement supérieur, ainsi que Hamadi Jebali et Samir Dilou, ont passé l'essentiel des vingt dernières années en prison.

Un gouvernement, 41 postes ministériels

"Ennahda a préféré l'obédience idéologique à l'expertise en plaçant au gouvernement ses figures politiques emblématiques, au lieu de privilégier des technocrates, explique le politologue Fayçal Cherif. Il y a une grande différence entre un bon opposant et un bon homme d'Etat." La nomination de proches des plus hauts responsables du parti au sein de plusieurs ministères a par ailleurs valu à Ennahda des critiques acerbes, tout comme le rôle de Rached Ghannouchi, son chef historique, accusé de confondre trop souvent le parti et le gouvernement.

Mohammed Haddar, président de l'Association des économistes tunisiens (Asectu), regrette quant à lui "la prolifération des portefeuilles ministériels, au nombre de 41, quand la situation appelait à constituer une équipe resserrée". Il y voit l'une des causes de l'"éparpillement du gouvernement dans des débats stériles".

Reste la question religieuse. A la faculté de lettres de la Manouba, dans les environs de Tunis, un bras de fer oppose depuis des mois l'administration à des salafistes, qui réclament l'admission d'étudiantes en niqab (voile intégral). Après plusieurs sit-in émaillés d'incidents violents, les doyens des universités de lettres du pays ont réclamé une circulaire ministérielle, afin d'interdire le port du niqab dans les établissements universitaires. "Nous n'avons pas à intervenir dans des débats d'ordre idéologique", répond un conseiller du ministère de l'Enseignement supérieur. Une position que le doyen de la faculté de lettres de la Manouba, Habib Kazdaghli, assimile à de la "complaisance" et à un "encouragement tacite".

Amplification de l'activisme salafiste

La critique est reprise par le camp laïque, qui note une amplification de l'activisme salafiste depuis l'arrivée au pouvoir d'Ennahda et s'inquiète des véritables intentions du parti. "Nous tenons à éviter le tout-sécuritaire, souligne Samir Dilou, et à résoudre ce problème complexe par le dialogue." Une intention "louable", qui reflète les "contradictions internes du parti", selon le politologue Slaheddine Jourchi : "Ennahda est parcouru de courants plus ou moins conservateurs, dont une mouvance proche du salafisme, entre lesquels le rapport de force est permanent", explique-t-il. Le congrès national du mouvement, prévu en juillet 2012, pourrait lui permettre de clarifier sa ligne dans la perspective des prochaines élections.

En attendant, ses dissensions ont été exposées au grand jour à l'Assemblée constituante, lors du débat sur la place de la charia (loi islamique) dans la future Constitution. En séance plénière, le 28 février, le chef du groupe parlementaire d'Ennahda avait proposé que le "système des valeurs islamiques" devienne l'une des "trois principales références" de la future Constitution, ajoutant que celle-ci "ne [devrait] pas contenir des dispositions contraires au Coran". Le député Sadok Chourou ajoutait que "les législateurs devront se référer à trois piliers essentiels : le Coran, la Sunna et un conseil d'oulémas". Le même élu avait suscité une polémique, le 23 janvier, en appelant à punir les grévistes "de mort, par crucifixion, démembrement ou bannissement". Mais, sous pression, le parti islamiste a finalement "levé l'ambiguïté", mardi, en annonçant son soutien au maintien de l'article premier de la Constitution tunisienne de 1959.

Autant d'échanges qui démoralisent Mona Labbaoui. A 29 ans, cette jeune femme originaire de Kasserine cherche un emploi depuis qu'elle a obtenu, il y a sept ans, une maîtrise de biologie. "La question du salafisme monopolise l'attention, dit-elle. Le gouvernement ne s'intéresse pas assez au chômage, qui est notre problème majeur." Le sous-emploi des jeunes a été l'un des principaux facteurs de la révolution de l'an dernier. Les nouveaux maîtres de la Tunisie ne négligeront le sujet qu'à leurs risques et périls.


Camille Le Tallec, publié le 28/03/2012 à 11:40

http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/tunisie-les-100-jours-d-ennahda_1098489.html

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