mardi 15 mai 2012

« Yahia Yaïch », la mémoire a ses raisons que la raison ne connaît pas

Par Colette KHALAF | 15/05/2012

La société dans toutes ses couches confondues se plie,
se rebelle, se soulève. Photo Houssam Mchaiemch
 
Invité par le « Festival du printemps » au Tournesol, le groupe théâtral Familia, fondé par le duo tunisien Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar, a présenté la pièce « Yahia Yaïch » ou « Amnesia ». Une comédie noire qui rassure que le théâtre arabe se porte bien. Très bien même.

La salle est plongée dans un silence total, mais le public sent une présence légèrement pesante. Les têtes se retournent pour voir une dizaine de comédiens avançant à pas lents par les deux couloirs du théâtre. Ceux-là scrutent les spectateurs et esquissent un sourire du bout des lèvres. Une quinzaine de minutes après s’être installés sur les planches face au public et toujours sans un mot, les comédiens se mettent – par des soubresauts du corps – à lutter contre un sommeil léthargique. La musique, forte, semblable à des salves de mitraillettes, secoue les acteurs ainsi que le public, réveillé par cette somnolence. Le ton est donné. Ce sera une pièce hors du commun où le spectateur, pris à témoin, participera non au procès de ce dictateur, Yahia Yaïch (un nom qui sied bien aux foules arabes), mais à l’autopsie d’une société amnésique, malade, en perdition.


Tandem incontournable de la scène arabe

Après Jounoun et Khamsoun, qui ont traité respectivement du pouvoir et des conséquences de cinquante ans d’autorité politique, Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi signent Yahia Yaïch ou Amnesia, une pièce qui s’inscrit dans le genre du théâtre politique que le groupe Familia a su exploiter depuis quelques décennies en Tunisie.
Figure incontestable du théâtre arabe contemporain, cofondateur de la troupe régionale de Gafsa en 72, directeur du Centre national d’art dramatique de 74 à 78, cofondateur avec l’auteur et dramaturge Jalila Baccar de la première compagnie indépendante tunisienne « le Nouveau Théâtre » de Tunis, en 76, Jaïbi est aussi cofondateur de la compagnie « Familia Productions » en 1993 avec la même Baccar qui l’accompagne, soit à la mise en scène soit à l’écriture, dans ses créations multiples. En ne perdant rien de ce verbe acide malgré le régime qui a réussi à éliminer toute liberté avant le printemps de Tunis, le tandem-trublion traite à son tour de la mémoire collective vis-à-vis de ce pouvoir. Une pièce prémonitoire qui invite le public non seulement à réfléchir sur le côté politique, mais également sur les aspects artistiques du sujet.

Pour que l’on n’oublie pas...

Yahia Yaïch, ex-homme au pouvoir, mis en résidence surveillée, sans explication, s’enferme dans sa bibliothèque jusqu’au jour où un étrange incendie s’y déclenche. Sauvé in extremis, il est hospitalisé pour confusion mentale et confié aux bons soins des psychiatres. Suit alors une atmosphère Vol au-dessus d’un nid de coucou, où la schizophrénie du peuple l’emporte parfois sur la maladie du dictateur. Certes, celui-ci continue à croire que son pouvoir est investi de Dieu. À son tour, le peuple est pris d’une folie hystérique. Face à ce personnage qui n’est que le reflet de son choix collectif, la société dans toutes ses couches confondues, du médecin à l’infirmier en passant par l’avocat, la journaliste (interprétée par Jalila Baccar elle-même) tombée d’abord dans une amnésie, se plie, se rebelle, se soulève.
Sur les planches, pas de décor. Seules des chaises blanches qui circulent. Les plans se succèdent, riches en images, dans une scénographie magistrale. Ces dix interprètes semblent porter tous les verbes du monde. Passant du costume le plus épuré aux fioritures les plus folles (ballons, verres sur la tête...), ils gesticulent, martèlent, courent, glissent et tombent. Se relèvent, se bousculent, chahutent, vocifèrent. Aphasie du mot. Atrophie de l’acte. Mais ils murmurent et chuchotent aussi, émettent des borborygmes, des mouvements éloquents, bavards, chargés d’émotion.
Dans ce chaos – aux gestes et aux phrasés néanmoins millimétrés où rien n’est laissé au hasard –, les spectateurs ne savent plus où donner de la tête. Qui a raison ? Qui a tort ? Telle n’est pas la question. Mais par contre qu’est-ce qu’un témoin ? Est-il un complice ? Un voyeur ? Un passif, coupable de s’être tu tellement longtemps ? Comme le citoyen qui a tardé à s’exprimer, le public pèche souvent par absentéisme. En instaurant un malaise sur scène et une confusion finale (était-on dans un rêve, un cauchemar ou dans la réalité ?), le duo Baccar-Jaïbi a poussé les spectateurs à devenir à leur tour acteurs, en s’impliquant activement dans l’acte théâtral. Un partage explosif d’instants jubilatoires et cathartiques. Un grand moment d’art scénique.

http://www.lorientlejour.com//news/article.php?id=758940

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