mercredi 25 mai 2011

Un capitalisme du XIXe siècle pour aider les révoltes arabes

Les manifestants, parmi lesquels de nombreux diplômés de l'enseignement supérieur, qui ont mené la "révolution de jasmin" en Tunisie et en Egypte ont renversé l'ancien régime parce qu'il les empêchait d'embrasser des carrières qui leur auraient procuré un travail intéressant et un épanouissement. Les protestataires ne réclamaient pas un plus grand confort matériel ni de meilleures infrastructures. Ils exigeaient des opportunités leur permettant de se réaliser. ...

Il est évident que des changements dans le système économique sont nécessaires. Une lettre ouverte signée par un groupe d'économistes européens propose aux responsables du G8, qui doivent se réunir le 27 mai à Deauville, un "plan" économique pour la Tunisie (Le Monde du 18 mai). Leur diagnostic est que la Tunisie souffre d'une économie "fermée", d'une gouvernance "autoritaire" et d'"infrastructures médiocres". Ils préconisent donc une "aide immédiate pour les subventions alimentaires et énergétiques" et un plan quinquennal d'investissements dans les transports intérieurs, le secteur des technologies et quelques zones industrielles.

Ce diagnostic est erroné. Le mal commis par le régime Ben Ali ne provenait pas du fait qu'il tolérait des prix libres dans le secteur de l'alimentation et de l'énergie, ni de ce qu'il n'investissait pas dans les infrastructures. Le mal fut de priver la masse des citoyens de la possibilité de se développer en empêchant les moins favorisés d'accéder aux emplois, de lancer leur entreprise et d'occuper des postes qui leur auraient permis de rivaliser avec les privilégiés.

Les mesures préconisées sont vaines, et pourraient même se révéler nocives. Procéder à une distribution de nourriture et de carburant au lieu de procurer des emplois, et prévoir des investissements afin d'augmenter la productivité du travail à des postes auxquels seuls les privilégiés ont accès ne facilitera pas l'accès des citoyens ordinaires à des emplois corrects et ne fera rien pour éliminer les obstacles, tels que les licences ou permis de commercer, qui entravent la création des mono-entreprises. Prescrire des subventions sans abattre les obstacles à l'inclusion est une démarche dangereuse qui pourrait porter tort à l'éthique du travail des Tunisiens, si précieuse en cette période cruciale. Par ailleurs, en offrant des perspectives à l'élite tunisienne, l'ambitieux programme d'investissements pourrait aboutir à élargir encore le fossé séparant les privilégiés des citoyens ordinaires - et aggraver l'oppression.

La restructuration dont la Tunisie et l'Egypte ont besoin doit commencer par deux mesures essentielles. La première est de mettre un terme au contrôle politique du secteur des affaires par une caste privilégiée - en Tunisie, celle-ci est composée des amis et parents de Leila Trabelsi, l'épouse de l'ex-président Ben Ali ; ... La seconde est de supprimer le contrôle bureaucratique de l'auto-entrepreneuriat au travers des licences et autres obstacles. Ce n'est qu'ensuite que la modernisation du système économique pourra s'amorcer.

Le système qui serait le plus approprié pour la Tunisie et l'Egypte est le capitalisme de base - capitalisme 1.0 - tel que l'ont développé la Grande-Bretagne et les Etats-Unis au cours de la première moitié du XIXe siècle dans leur marche vers des économies performantes : droits contre l'Etat, droits de propriété, droit de contracter, Etat de droit, banques locales en relation avec des entrepreneurs locaux, établissements financiers procurant du capital-risque, libre entrée de nouvelles entreprises dans le secteur industriel, etc.

Le système économique en vigueur en Tunisie et en Egypte est défini comme un corporatisme, et plus exactement un corporatisme de droite. Malheureusement, ces deux pays vont être confrontés à de graves périls lorsqu'ils s'appuieront sur des forces et des mécanismes démocratiques pour se débarrasser des aspects oppressifs du corporatisme de droite qu'ils ont enduré.

Un de ces dangers serait que ces forces bien intentionnées contribuent à l'émergence d'un corporatisme de gauche dans lequel syndicats et copains bien placés remplaceraient les familles dirigeantes, mais dans lequel subsisterait ou renaîtrait la nécessité d'avoir des relations et de solliciter des licences. ...

Ce danger ne doit pas être négligé par les réformateurs. Sous l'autocratie de Ben Ali et de Moubarak, la seule crainte d'une entreprise dirigée par des membres du sérail était qu'un jour ou l'autre Ben Ali ne réclame une part des bénéfices ou des actifs. Mais dans une démocratie ne disposant pas des garde-fous que procure une solide culture des droits individuels, ni d'une Constitution à même de les protéger, les entreprises pourraient craindre, encore plus qu'avant, de se voir déposséder de leurs bénéfices ou de leurs actifs. Dans ce cas, investissement et création d'emplois resteraient très faibles.

La réussite dépendra du respect des droits individuels et de l'instauration de l'Etat de droit. Le succès dépendra aussi de la volonté populaire de tolérer les différences et d'accepter la compétition. Le fanatisme religieux qui s'est manifesté en Egypte est un signal inquiétant montrant que l'esprit de tolérance est peu développé dans le pays. Violence et discrimination à l'encontre des minorités et des concurrents pourraient priver la région d'une renaissance économique possible. Il n'est donc pas certain que la Tunisie et l'Egypte soient capables de procéder à la transformation économique nécessaire. C'est pourquoi il est important que l'aide étrangère à la région soit de nature technique et qu'elle vise à éliminer les obstacles entravant l'accès aux emplois et aux carrières gratifiantes.


par Edmund Phelps, Prix Nobel d'économie 2006, directeur du Centre d'étude sur le capitalisme et la société à l'université Columbia (New York).

Traduit de l'anglais par Gilles Berton

LEMONDE | 25.05.11 | 15h01 • Mis à jour le 25.05.11 | 15h21

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire