dimanche 20 juillet 2014

Topolo-jj

On 19.07.2014, in Dossiers, by Eljj (Invité)

https://soundcloud.com/podcastscience/179-topolojj 

” Vous avez toujours voulu savoir combien l’alphabet compte de lettres différentes ! Non ?… Alors, vous avez probablement déjà envisagé que si Pacman habite sur un Bagel, alors nous vivons tous sur des cornets de Churros ! Non plus ?… Mais au moins, vous avez déjà envisagé que si l’on voyage suffisamment loin dans l’Univers, on pourrait revenir sur Terre avec les organes inversés ! Non plus ?… Il semble que vous ne soyez pas assez familier avec la topologie, il est temps de régler tout ça !”

La topologie : ce qu’il reste à la géométrie quand on retire tout le superflu.

Une remarque avant de démarrer : il y a des milliers de choses passionnantes à raconter sur le monde de la topologie, et je n’aborderai dans ce dossier qu’une infime partie de celles-ci. Du coup, j’ai choisi de parler de la topologie qui fait intervenir le moins de géométrie possible (je parlerai donc que très peu de géométrie hyperbolique ou de choses comme ça), ni équations (il ne sera donc pas question ici de la théorie du genre) ni combinatoire (donc pas de théorie des tresses ou des nœuds). En fait, je vais surtout parler de ce qui m’a intéressé quand j’ai commencé à m’intéresser au sujet, c’est à dire, son côté légo et pâte à modeler.

Prenons par exemple le carré : c’est un polygone qui possède quatre angles droits et quatre côtés de même longueur, deux à deux parallèles. Quand un topologue regarde un carré, il ne voit rien de tout ça, puisque les notions de longueurs, d’angles ou de parallélisme sont des notions géométriques.

Le topologue, lui, est au-dessus de tout ça : quand il regarde un carré, il voit un trait qui, quand on le suit, finit par revenir à son point de départ. Qu’il y ait ou non des virages, il s’en moque, ce n’est pas son problème. Du coup, cette définition topologique du carré fonctionne pour d’autres figures : le rectangle, le triangle, le cercle, etc.

Autrement dit, en topologie, on peut d’une certaine façon considérer qu’un carré ou qu’un cercle sont un seul et même objet. Enfin, on dira plutôt que ces deux objets géométriques sont topologiquement équivalents ou, pour être un peu plus emphatique, on dira qu’ils sont « homéomorphes ». Je ne vais pas m’appesantir sur les définitions précises, mais quand un topologiste dit que « deux espaces topologiques sont homéomorphes », c’est juste une façon plus exacte de dire que les deux figures qu’il est en train d’étudier ont globalement la même forme.

Une dimension aka « Rangeons l’alphabet »

Les questions de base en topologie, c’est donc de répondre aux questions du genre « tel objet a-t-il globalement la même forme que tel autre objet ? ». On va partir d’un ensemble d’espaces topologiques que tout le monde connaît bien : les lettres de l’alphabet, que l’on va tenter de trier suivant leur forme globale (pour que tout le monde soit d’accord, je prendrai les lettres capitales dans la police Arial).

Prenons la graphie des lettres J et M. Ces deux lettres, on peut les tracer sans lever le stylo, ni repasser deux fois au même endroit. Dans le cas du J, le tracé est courbé ; dans le cas du M, le tracé est anguleux, mais ça reste le même mouvement. Ces deux lettres ont l’air d’avoir la même topologie.

Pour en être encore plus sûr, il faut vérifier qu’il existe une façon de passer d’une lettre à l’autre (et réciproquement) par déformation sans déchirure. On peut le faire ! On prend la lettre J, on la redresse (on obtient un I), puis on la plie afin d’obtenir un M. Cela fonctionne également dans l’autre sens : on aplatit le M, puis on le courbe pour obtenir le J. L’opération qui a transformé la lettre J en la lettre M est appelé un « homéomorphisme ».

D’autres lettres sont équivalentes au J et au M : les lettres C, G, I, L, N, S, U, V, W et Z.

Prenons maintenant les lettres I et O. Existe-t-il un moyen de déformer la lettre I pour obtenir un O ?
La réponse est oui : il suffit de le replier sur lui-même. Cependant, cette opération ne fonctionne que dans un sens : on ne peut pas déplier un O sans le déchirer. Bref, ce n’est pas ce que l’on appelle un homéomorphisme, puisqu’il faut que la déformation fonctionne dans les deux sens. Ceci laisse à penser que les lettres I et O sont vraiment différentes.

Pour le démontrer, le plus simple est de regarder ce qu’il se passe quand on les découpe en un point. Un I découpé donne deux morceaux, alors que quelque soit la façon dont on coupe un O, il restera d’un seul tenant. Or, si ces deux lettres étaient équivalentes, leur version découpée en un point le serait aussi.
En fait, seule une autre lettre de l’alphabet possède la même forme que le O : la lettre D.

Exercices à faire à la maison :
Les lettres E et T sont-elles homéomorphes ? Si oui, quel est l’homéomorphisme ? Si non, le démontrer.
Même question pour les lettres H et E.

On peut alors montrer qu’il n’y a que 9 lettres vraiment différentes (ou plutôt, 9 classes d’équivalence de lettres de l’alphabet).
Classe 1 : C, G, I, J, L, M, N, S, U, V, W, Z
Classe 2 : E, F, T, Y
Classe 3 : A, R
Classe 4 : D, O
Classe 5 : H, K
Classe 6 : B
Classe 7 : P
Classe 8 : Q
Classe 9 : X

Fait intéressant : les mots les plus longs que l’on peut écrire avec des lettres toutes homéomorphes sont « GUILIGUILIS », « UNNILNILIUM » et « CUNNILINGUS ». Vous en faites ce que vous voulez.

Autre question : peut-on parler d’homéomorphisme entre la lettre O (la forme plate, écrite sur une feuille de papier) et la forme d’un élastique (dans l’espace). Bien sûr que oui, il n’y a pas de raison. Quand on parle d’une forme (ou d’un espace topologique), on le considère indépendamment de l’espace qui le contient, et on peut parfaitement envisager une façon de déformer un O d’un espace en 2D vers un O en espace en 3D, voire dans un espace à 4 dimensions ou 1 dimension.

Cela entraîne un mini paradoxe : un élastique a-t-il la même forme qu’un élastique noué ?

A priori, non, puisque si l’élastique est noué, il n’y a pas moyen de le déformer (sans déchirure) de façon à obtenir un élastique dénoué. Et pourtant, ces deux élastiques sont bien équivalents : on peut déformer l’un en l’autre, mais il faut pour cela passer par une quatrième dimension ! La question de la topologie des nœuds, à savoir, si un nœud fermé peut-être ou non dénoué en un autre, est un très vaste sujet bien plus compliqué qu’il n’y paraît au premier abord, et fait appel à d’autres notions que celles de la topologie (combinatoire, géométrie…).

Deux dimensions, aka, « quelle est la forme de la Terre »

Jusqu’ici, je n’ai considéré que des exemples construits à partir de bouts de courbes ou de segments (des objets de dimension 1).

Des problèmes plus intéressants apparaissent en topologie quand on monte en dimension. Et pour cela, je lance un pavé dans la mare, et j’ose poser cette question de dimension 2 : quelle est la forme globale de la (surface de la) Terre ?

D’aucun diront que la Terre est ronde. D’autres diront que la terre est ronde, mais aplatie au niveau des pôles (ce qui revient au même, on raisonne topologiquement). Les petits malins diront que la Terre n’est pas ronde mais sphérique (ou, comme on dit sur NRJ12, un cercle dessiné en volume). Certaines autorités religieuses clameront que la Terre est plate, et que quiconque prétend le contraire mérite un châtiment. En fait, pour savoir quelle peut être la forme de la Terre, on va commencer par évoquer le bestiaire des différentes surfaces sujettes à être la forme de la Terre : disque, plan, cylindre, tore, sphère, ruban de Möbius, bouteille de Klein, plan projectif…

Mais avant de parler de la forme de la planète sur laquelle nous vivons, interrogeons-nous sur celle des différents mondes vidéoludiques.

Premier exemple : le niveau 1-1 de Super Mario Bros (NES, 1985). On peut se poser la question de la topologie de ce monde.
Premier point : il possède deux dimensions. On peut se déplacer à droite et à gauche (ce qui donne un premier axe de mouvement), on peut sauter et retomber (ce qui donne un deuxième axe possible, la 2ème dimension de cet espace). Il est impossible d’interagir avec la profondeur : on est donc limité à seulement deux dimensions. Mathématiquement, un espace possède deux dimensions si on peut trouver une façon d’y poser un repère à deux axes qui permette de donner les coordonnées d’un point.

Deuxième point : l’espace dans lequel peut évoluer Mario possède un bord. Il est limité à droite et à gauche par des murs invisibles, il est limité en bas par un sol (malgré la présence de quelques trous, qui se traduisent par une mort certaine : il sont bien infranchissables). Il n’est à ma connaissance pas limité en haut… On supposera que si pour le bienfait de cet exposé. Finalement, il est impossible de s’éloigner arbitrairement loin de son point de départ, on est toujours limité par quelque chose : on dit que l’espace est compact.
Je résume : le monde 1-1 de Super Mario Bros est un espace compact à deux dimensions, et il possède un unique bord. On peut donc grosso-modo l’assimiler à l’espace délimité par un carré, voire même à un disque.

Deuxième exemple : le(s) monde(s) de Mario Bros (Arcade, 1983). Pour ceux qui ne connaissent pas ce jeu, il s’agit d’y incarner Mario et/ou Luigi dans un espace qui fait la taille de l’écran. Le but est d’y tuer l’ensemble des ennemis (tortues, crabes, …) pour gagner le maximum de points et passer au niveau suivant. Ce jeu est encore une fois en 2 dimensions : haut/bas et gauche/droite.

La particularité du monde de Mario Bros, c’est que lorsque l’on quitte la scène du côté gauche, on y réapparaît du côté droit, et inversement. Puisque ce qui sort d’un côté réapparait de l’autre, il n’y a pas de bord à proprement parlé. On peut dire que ces deux bords sont identifiés. L’espace possède également deux vrais bords distincts : un en haut, l’autre en bas. Topologiquement, on peut donc dire que Mario et Luigi évoluent dans un espace cylindrique (ou sur un rouleau de papier toilette, pour faire plaisir à Nico).

Pour se représenter cela, on peut imaginer que l’écran est une feuille de papier. On peut mettre de la colle (une colle de mathématicien qui permet de souder entre eux des espaces topologiques) sur les bords droit et gauche de cette feuille, puis replier la feuille de manière à superposer ces deux bords (ce qui permet de symboliser le fait que l’on puisse passer d’un côté à l’autre de l’écran). Vu depuis un espace à 3 dimensions, on y voit un cylindre (même si le monde de Mario reste parfaitement plat, l’un n’empêche pas l’autre). Les bords (le sol et le plafond) peuvent être assimilés à deux cercles.

Je résume : le monde de Mario Bros est un espace compact à deux dimensions qui possède deux bords. On peut l’assimiler, suivant la façon dont on le regarde :

•à un carré où deux côtés opposés sont identifiés.

•à un carré qui se répète à l’identique indéfiniment à droite et à gauche

•à un cylindre ou à un ruban

Le cylindre, sous ses meilleurs profils.

On a l’habitude, pour illustrer le concept de cylindre topologique, de l’illustrer par le monde de Pacman. Ce qui me gêne dans cette représentation, c’est que Pacman évolue dans un univers à une seule dimension : il peut soit aller devant lui, soit aller derrière lui. Les embranchements qu’il croise sont en quelque sorte des singularités, mais ne permettent pas réellement d’ajouter une dimension.

Troisième exemple : le monde de Asteroids (Arcade, 1979). Dans ce jeu, on incarne un vaisseau spatial qui doit détruire des astéroïdes venant de tous les coins de l’écran. Ce jeu est en deux dimensions : notre vaisseau peut aller à droite, à gauche, en haut ou en bas. Cependant, l’univers n’a pas de limite : si on quitte l’écran par la droite, on y réapparaît à gauche ; si on quitte le monde en haut, on y réapparaît en bas, et inversement. Topologiquement, c’est un tore : c’est à dire la forme d’un donut’s, d’une bouée, d’un bagel, d’une chambre à air, d’une tasse à café…
On peut une nouvelle fois se le représenter géométriquement. L’écran est une feuille de papier, on peut recoller l’un des côtés sur le côté opposé, afin d’identifier côté gauche et droit de l’écran. On obtient alors un cylindre où le bord haut et bas de l’écran correspondent aux bords haut et bas du cylindre, qui sont des cercles. En déformant le cylindre, on peut recoller les deux bords, et ainsi obtenir la forme du tore.

Je résume : le monde de Asteroids est un espace compact à deux dimensions sans bord. On peut l’assimiler, suivant la façon dont on le regarde :

•à un tore

•à un carré, où les côtés opposés sont deux à deux identifiés

Mmmmm, tore !

Finalement, dans ces trois exemples, on est partis à chaque fois d’un carré sur lequel on a identifié deux à deux des côtés afin d’obtenir un nouvel espace topologique. Sans aucune identification des côtés, on garde un carré ; quand on identifie deux côtés opposés, on obtient un cylindre (ou un ruban simple) ; quand on identifie les deux paires de côtés opposés, on obtient un tore. Mais on peut s’amuser à identifier autrement les côtés, et voir ce que ça donne.

Par exemple, que se passe-t-il si on identifie les paires de côtés successifs sur le carré ? Si je reviens à l’image du jeu Asteroids, on peut imaginer que si le vaisseau sort à droite de l’écran, il réapparaîtra en haut de l’écran ; si il sort à gauche de l’écran, il réapparaît en bas ; si on sort en bas à droite, on réapparaît en haut à gauche… Pour se représenter cet espace bidimensionnel, je reprends ma feuille de papier pliable. On commence par coller ensemble le bord droit et le bord haut, on obtient alors la forme d’un cornet de Churros (un cône, en fait). On peut faire la même chose avec le bord gauche et le bord bas, ce qui donne finalement deux cônes posés l’un sur l’autre. En déformant ces deux cônes, on peut obtenir deux demi-sphères. L’espace que l’on est en train de décrire n’est donc rien d’autre qu’une sphère !

Un plan de montage permettant de fabriquer deux cônes l’un sur l’autre, c’est à dire, une sphère !

Dans ces histoires d’identifications des côtés d’un carré, je n’ai toujours pas parlé de la façon dont les côtés sont identifiés deux à deux.
Reprenons l’exemple de Mario vivant sur un cylindre. On peut imaginer que lorsque qu’il marche au sol et qu’il quitte l’écran par son côté droit, il pourrait réapparaître du côté gauche, mais la tête en bas, en train de marcher sur le plafond. En continuant de marcher au plafond, il quittera l’écran du côté droit pour apparaître au sol du côté gauche. Cela signifie que les bords droit et gauche sont identifiés, mais dans deux sens opposés. Dans ce cas, on ne peut plus parler de sol ou de plafond, mais d’un unique et même bord. Géométriquement, on peut dire que ce monde est un ruban de Möbius.

Pour visualiser le concept, on peut prendre un ruban de papier rectangulaire, et on colle un des côté au côté opposé après avoir fait une torsion de un demi-tour. Le ruban de Möbius possède des tas de propriétés assez déroutantes quand on ne connaît pas bien la bête :

•Il ne possède que un seul bord : si on suit du doigt le bord du haut du ruban, on finira par revenir au niveau du point de départ, mais du côté bas. En poursuivant, on reviendra au point de départ.

•Il ne possède que une seule face : si on suit du doigt la face extérieure du ruban, on finira par revenir au point de départ, mais sur la face intérieure. Dans le dernier Mario Kart (Mario Kart 8), l’une des courses se déroule sur un circuit en forme de ruban de Möbius, si bien qu’à la moitié de la course, on se retrouve au niveau de la ligne de départ, mais de l’autre côté de la route !

•Quand on essaye de découper un ruban de Möbius en deux le long de l’axe médian, on obtient non pas deux rubans de Möbius, mais un seul ruban à deux faces. L’explication est assez simple : le fait de découper le ruban revient à lui ajouter artificiellement un bord. La surface que l’on obtiendra sera donc d’un seul tenant (le haut et le bas du ruban sont toujours dans un même prolongement), mais elle possédera deux bords distincts : c’est un ruban classique ! Si on le coupe une nouvelle fois en deux, on obtient alors deux rubans (entrelacés si on réalise l’expérience dans notre espace tridimensionnel).

•On peut aussi essayer de découper le ruban en « trois » morceaux (en découpant, par exemple, le ruban à 2 cm de son unique bord). Ce découpage se fait donc en une fois. On obtiendra alors deux morceaux : le morceau extérieur, qui est un ruban simple, et le morceau intérieur, qui est une version réduite du ruban de du départ.

Le fameux ruban de Möbius

Il y a encore deux objets de base qu’il faut absolument évoquer : la bouteille de Klein et le plan projectif. Pour construire la bouteille de Klein, on part d’un carré, on identifie deux côtés opposés dans le même sens et deux côtés opposés dans le sens contraire. Si on essaye de le construire en trois dimensions, on va se heurter à un gros problème, puisque cela revient à recoller les deux extrémités d’un cylindre après avoir retourné l’une de ces deux extrémités. Il faut donc recoller une extrémité à l’autre, mais en repassant par « l’intérieur » de ce cylindre. Cette opération est impossible à faire dans notre espace à 3 dimensions, ou alors, il faut que la surface s’auto-intersecte… Une telle surface ne peut vraiment exister ailleurs que dans un espace possédant (au moins) 4 dimensions. Une autre façon de construire la bouteille de Klein, c’est de recoller un ruban de Möbius le long d’un autre ruban de Möbius…
On représente généralement la bouteille de Klein par une surface qui ressemble vaguement à une bouteille (sans doute pour légitimer son nom), mais la représentation la plus simple reste celle d’un carré avec les bords opposés identifiés les uns aux autres. A ce propos, le nom « bouteille de Klein » viendrait d’une erreur de traduction, puisque « bouteille » et « surface » ont une prononciation approchée en allemand.

La bouteille de Klein, sous ses formes classiques et moins classiques.

Pour obtenir un plan projectif, on part une nouvelle fois d’un carré, et on identifie les côtés opposés deux à deux dans le sens contraire. Visuellement, il est particulièrement difficile à appréhender, puisque dans un espace à 3 dimensions, il y aura forcément un point où la surface s’auto-intersecte deux fois… Pour ceux qui préfèrent la couture, il me semble important de dire que le plan projectif est le fruit du recollement d’un ruban de Möbius le long de lui-même !

Le plan projectif, c’est lui.

Ces deux dernières surfaces ont un point commun : en s’y prenant bien, on peut découper ces surfaces de façon à y retrouver un (ou plusieurs) ruban de Möbius (alors que c’est impossible sur un tore). Si bien que les bizarreries que l’on trouve sur le ruban de Möbius se retrouve dans la bouteille de Klein ou le plan projectif : ils ne possèdent qu’une seule face (si on se déplace sur une telle surface, on peut revenir au point de départ, mais de l’autre côté de la surface). Une telle surface est appelée « surface non orientable ».

On a maintenant fini de décrire les briques de base, il est maintenant temps de construire de nouvelles surfaces à l’aide d’elle. Pour cela, on dispose d’une opération permettant de fabriquer de nouvelles surfaces à partir de deux d’entre elles : la somme connexe, qui est une opération de chirurgie des surfaces assez pointue. Pour faire la somme connexe de deux surfaces, on découpe un disque de la première surface, on découpe un disque sur la deuxième, et on colle les deux surfaces le long de ce disque évidé.

Prenons par exemple la somme connexe de deux sphères : on découpe un disque sur la surface de la première, on fait la même chose sur la deuxième, et on les colle le long de ce disque découpé. On obtient alors une surface qui correspond à deux sphères encastrés (pour les chimistes, à la forme d’une molécule de dihydrogène, pour les biologistes, à la forme de deux cellules pendant une mitose). Sauf que, si on déforme ce couple de sphères encastrées, on peut retrouver une sphère parfaite. Autrement dit, la somme connexe de deux sphères, c’est une sphère. Une façon image pour se représenter la somme connexe est celle des bulles de savon qui, en se rencontrant, fusionnent pour former une bulle plus grande.
On peut essayer de voir ce que donne la somme connexe de deux tores : on découpe un disque dans chaque tore, on les recolle et on obtient donc… deux tores collés, aussi appelé tore à deux trous (ou tore à plusieurs anses, suivant que l’on voit le tore à moitié vide ou à moitié plein). On peut ainsi fabriquer des tores possédant toujours plus de trous, ce qui fournit une famille infinie de surfaces.

Plan de montage d’une somme connexe

Plus compliqué à voir : la somme connexe de deux plans projectifs donne une bouteille de Klein. On peut aussi montrer que la somme connexe de trois plans projectifs correspond à la somme connexe d’un plan projectif et d’un tore. La somme connexe d’un nombre plus grand de plans projectifs donne des objets encore pire, et toujours différents.

En fait, cette opération de « somme connexe » est la seule opération qui permette d’obtenir de nouvelles surfaces. Finalement, les différentes surfaces compactes qui existent sont :

•les surfaces possédant un bord

•la sphère

•les tores à plusieurs trous

•les sommes connexes de plans projectifs

Maintenant que l’on a passé en revue l’ensemble des surfaces imaginables, on peut essayer de répondre à cette question : quelle est la forme de (la surface de) la Terre ?

Premier point : la Terre n’a pas de bord. On peut donc exclure qu’elle soit en forme de cylindre ou de ruban de Möbius.

Deuxième point : la Terre est compacte (elle n’est pas infinie). On peut donc exclure le fait que la Terre soit un plan infini.

Troisième point : la Terre est orientable : si je fais le tour de la Terre et que je reviens à mon point de départ, je serai toujours au-dessus de la croûte terrestre. On doit donc exclure le fait que la Terre soit un ruban de Möbius, une bouteille de Klein, un plan projectif ou n’importe quelle surface construite comme somme connexe de plans projectifs.
Finalement, il reste quoi ?… Ben, pas grand chose : la surface de la Terre peut avoir la forme d’une sphère, mais aussi d’un tore, voire d’un tore à plusieurs anses !

Pour pouvoir se décider entre les différentes formes possibles, on peut quand même regarder la géométrie de la planète (sans trop rentrer dans les détails). Pour cela, on dessine un triangle, et on mesure les angles : si la somme des angles donne 180°, c’est que la géométrie est euclidienne, si on trouve moins de 180°, c’est que la géométrie est hyperbolique, si on trouve plus, c’est qu’elle est sphérique.
Si on fait cette expérience sur la Terre, on trouvera une somme d’angle supérieure à 180°, ce qui veut dire que la Terre dispose d’une géométrie sphérique. De toutes les surfaces que l’on a évoquées, seuls la sphère et le plan projectif peuvent avoir cette géométrie. La Terre est donc sphérique !

Si on avait observé une géométrie euclidienne, il aurait fallu se tourner vers le tore, la bouteille de Klein ou les rubans. Si la géométrie était hyperbolique, on aurait pu se tourner vers n’importe quel tore à au moins deux trous…

Trois dimensions, aka, « quelle est la forme de l’Univers»

Maintenant que l’on a statué sur la forme de la Terre, il faut voir plus grand : quelle est la forme de l’Univers ? La question de la forme de l’Univers sous-entend deux questions : quelle est sa géométrie et quelle est sa topologie. La question de sa géométrie est celle de sa courbure : le chemin le plus rapide entre deux points est-il toujours la ligne droite ? Que vaut la somme des angles des triangles dans l’Univers ? Mais la question qui m’intéresse évidemment est la question de sa topologie (même si les deux sont liées) : quelle est sa forme globale ? A quoi ressemble l’Univers, vu de l’extérieur ?

Cette fois-ci, ce n’est plus en dimension 2 qu’il faut réfléchir, mais en dimension 3.

Le fait que nous vivons dans un monde à 3 dimensions fait qu’il a suffit de s’éloigner un peu de la Terre pour observer qu’elle est effectivement sphérique. Mais pour connaître la forme de l’Univers de la même façon, il faudrait l’observer de loin et depuis un espace au moins quadridimensionnel… Du coup, on ne peut faire que des hypothèses, et si certaines seront absurdes, ce n’est pas pour autant qu’elles sont impossibles.

Première question à se poser : l’Univers est-il infini ? On a tendance à dire que oui, puisqu’il y a peu de chances que l’on cogne contre un mur si on se contente d’avancer tout droit à travers l’Univers. Dans ce cas, l’Univers aurait la topologie de l’espace ℝ3, c’est à dire l’espace tridimensionnel avec ses trois axes qui s’étendent à l’infini, celle que l’on étudie au lycée.

La véritable question à se poser est en fait : l’Univers peut-il ne pas être infini sans pour autant avoir de bord ? Eh bien… oui !

Pour cela, on va faire de la mathématique-fiction, et imaginer que l’Univers est un cube géant, et qu’il possède donc 6 faces. On peut imaginer que, lorsque l’on franchit l’une des faces de ce cube, on se retrouve dans un autre Univers, identique trait pour trait au premier Univers, et qu’il y a comme ça une infinité d’Univers cubiques exactement identiques les uns aux autres, tous empilés. Si bien que quand je traverse une face du cube, le moi-même de l’Univers d’à côté franchira lui aussi une face. Puisque tous ces Univers sont exactement identiques, on peut en fait dire qu’il n’y en a que un seul, et que lorsque l’on franchit une face, on est téléporté sur la face opposée, à la même position. En faisant l’analogie avec le monde torique bi-dimensionnel du jeu Asteroids, on peut dire que cet Univers a la forme d’un tore tridimensionnel. Physiquement parlant, cette éventualité est tout à fait envisageable (et envisagée) !


Le 3-tore

Imaginons donc que l’Univers est tridimensionnellement torique. Je suis sur la Terre, je prends mon télescope, je regarde dans une direction donnée et j’observe une étoile qui me semble particulièrement éloignée. Eh bien, il n’est pas impossible que cette étoile soit en fait le Soleil ! En effet, puisque le Soleil émet de la lumière dans toutes les directions, il y aura plusieurs trajets différents menant à mon télescope, dont certains trajets feront le tour de l’Univers avant d’y arriver. Autrement dit, dans un Univers torique, une même source lumineuse pourra créer plusieurs image différentes, ce que les physiciens appellent des « mirages topologiques ». C’est un peu ce que l’on observerait si on est dans une pièce cubique où tous les murs sont recouverts de miroirs. Jusqu’à présent, aucun mirage de ce type n’a encore été observé, mais on ne sait jamais. On a cependant déjà observé des mirages géométriques, puisqu’en certains points de l’Univers, les distances sont déformées, et la lumière dispose de plusieurs trajets différents de mêmes longueurs allant d’un point A à un point B, ce qui donne l’illusion que la lumière provient de plusieurs sources différentes.

Le problème, c’est qu’il est impossible d’observer cet effet si l’Univers est trop grand. L’Univers est à peu près âgé de 14 milliards d’années. La vitesse de la lumière étant ce qu’elle est, on ne peut rien observer au-delà de 14 milliards d’années-lumière. Supposons que l’Univers soit torique, mais que le cube de base fasse 30 milliards d’années lumière de côté, alors les seuls rayons qui nous parviennent ne peuvent pas avoir fait le tour de l’Univers, et donc, pas de mirages possibles. (En fait, en 14 milliards d’années, la lumière parcourt plus de 14 milliards d’années-lumière, à cause de l’expansion de l’espace).

Et je n’ai évoqué pour l’instant que deux topologies possibles pour l’Univers. Mais il y a une infinité de topologies possibles, comme il y a une infinité de topologies pour la surface de la Terre, en prenant en compte les tores à plusieurs trous.

En fait, la topologie de l’Univers dépend aussi de la géométrie globale de l’Univers. Il n’y en a pas trois, mais 8 possibles : sphérique, hyperbolique, euclidienne et 5 autres. Cela dit, rien n’empêche a priori que l’on puisse avoir une géométrie sphérique quelque part, et une géométrique euclidienne ailleurs. Selon les observations des physiciens sur le fond diffus cosmologique, l’Univers est homogène et isotrope (n’étant pas un des frère Bogdanov, je vais être honnête : je ne comprends pas la phrase que je viens de dire). La conséquence, c’est que la géométrie semble à peu près partout la même. D’ailleurs, quand Gauss a eu l’idée que l’Univers puisse ne pas être euclidien, il est allé lui-même calculer les angles entre trois sommets de montagnes pour se rassurer pour vérifier que leur somme faisaient bien 180°. Il a bien trouvé 180°, mais rien ne dit que cela reste vrai à des échelles bien plus grandes…

La géométrie a des implications sur la topologie : si elle est sphérique, l’Univers aura nécessairement une topologie compacte (non infinie), mais tout de même une infinité de possibilités ; si elle est hyperbolique, il y a une infinité de possibilités. Cependant, si l’Univers est euclidien, il y a seulement 18 topologies possible (alors qu’il n’y en avait que 5 possibles en 2D pour les surfaces euclidiennes).

On va admettre que l’Univers est euclidien, histoire de simplifier les topologies possibles. On a déjà évoqué la topologie ℝ3 (infinie dans toutes les directions) et la topologie torique (finie dans toutes les directions).

On peut aussi imaginer la topologie « demi-tour ». Encore une fois, on se place à l’intérieur d’un cube. Si on quitte le cube à droite, on revient à gauche ; si on le quitte en bas, on revient en haut. Enfin, si on franchit la face devant soi, on se retrouve de l’autre côté, mais la tête en bas (après une rotation à 180°). Autrement dit, si on se tient debout dans un espace ayant cette topologie, on se verra soi-même de dos, mais la tête en bas. Il y a une variante de cette topologie, la topologie « quart de tour » : même principe, sauf que franchir une face revient à faire un quart de tour.

Dans la même idée, il y a les topologies prismatiques : au lieu de partir sur un cube, on part sur un prisme à base hexagonale. Cela donne deux autres topologies envisageables, différentes des premières. La dernière topologie compacte est la topologie « cubique double », que je préfère ne pas détailler…

Enfin, il y a trois autres topologies, qui sont cette fois-ci infinies : deux topologies « cheminée » (infinie dans une direction, finie dans les autres) et la topologie « plaque » (infinie selon deux dimensions).

Cela donne donc 10 topologies euclidiennes (ou plutôt, 10 topologies qui peuvent admettre une géométrie euclidienne), qui sont les topologies orientables (avec un intérieur et un extérieur). Mais il y a également 8 topologies non orientables. Par exemple, la topologie « SO(3) ». On se place dans un grand cube. Lorsque l’on franchit une face, on réapparaît de l’autre côté, mais après une symétrie (par rapport à un plan). Si on se tient debout dans un espace possédant cette topologie et que l’on lève la main droite, on se verra soi-même, de dos, en train de lever la main… gauche !

Un Univers qui posséderait cette topologie est assez difficile à imaginer, mais n’a rien de physiquement impossible…

Un univers non orientable offrirait de superbes idées aux scénaristes de science-fiction : après un voyage de quelques années autour de l’Univers, Tom Cruise, qui interprète un soldat de la guilde spatiale, revient sur la planète Terre, qu’il ne reconnaît plus du tout : les humains ont le cœur à droite, les horloge tournent dans le sens direct, les Anglais roulent à droite, les asperges sont sucrées, les citrons ont le goût d’orange…

Mais je n’ai parlé que des topologies euclidiennes ! Et si, comme le pensait Einstein, l’Univers était une sphère de dimension 3 ? Mais au fait, à quoi ça ressemble, une sphère de dimension 3 ?
Déjà, je vais essayer d’être précis, il faut bien distinguer sphère et boule. Une sphère, c’est vide à l’intérieur, tandis qu’une boule, c’est plein. Une sphère de dimension 3 n’est pas du tout la même chose qu’une boule de dimension 3 !
Par exemple, une boule de pétanque a la forme d’une sphère, mais de dimension 2 (puisqu’elle est creuse : ce n’est que une surface). On devrait donc plutôt appeler ça une sphère de pétanque. Par contre, les boules de billards mérite leur appellation, car elle ne sont pas creuse. Elles ont donc bien la forme de boule de dimension 3. Je ne parle pas de la notion de sphère publique ou de sphère d’influence, qui sont dans leur contexte plutôt des boules.

Mais cela ne nous dit pas à quoi ressemble une sphère de dimension 3… Pour cela, regardons ce qu’il se passe dans les dimensions plus petites, celles que l’on comprend facilement. Une sphère de dimension 2, on vient de dire que c’est la sphère usuelle, celle qui est creuse. Et une sphère de dimension 1 ? C’est, tout simplement, un cercle ! Et une boule de dimension 2 ? C’est un disque (c’est à dire, un cercle plein).

Les sphères et boules suivant les dimensions
Le bord d’une boule est une sphère de dimension inférieure.

Et c’est là que les topologues font des choses qui dépassent l’entendement : qu’est ce qu’il se passe lorsque l’on recolle le long de leur bord deux disques (boule de dimension 2) ? On peut faire l’expérience : on prend deux disques de caoutchouc, on fixe l’un sur l’autre par leur bord, et on souffle à l’intérieur : on obtient une sphère de dimension 2 ! Autrement dit, une sphère est obtenu par le recollement de deux boules ! Cette opération de recollement fonctionne de la même façon dans toutes les dimensions, si bien qu’une sphère de dimension 3, c’est ce que l’on obtient en recollant deux boules de dimension 3 le long de leur bord !
Cette construction nous permet d’imaginer un espace ayant cette forme : imaginez que vous êtes à l’intérieur d’un cube (ou une sphère, c’est pareil). Lorsque vous franchissez une des faces de ce cube, vous réapparaissez au même endroit, mais dans un autre cube. Si vous franchissez une face de ce nouveau cube, vous réapparaîtrez dans le premier cube, au même endroit. C’est ça, un espace qui aurait la même forme qu’une sphère de dimension 3, et il est candidat autant que n’importe quelle autre topologie pour être la forme de l’Univers. Encore une fois, un tel univers pourrait donner un super scénario de science fiction, à base de monde parallèle topologique…

Le flambeau est désormais dans les mains des physiciens : c’est à eux de déterminer quelle est, parmi toutes ces formes possibles, celle de l’Univers. Mine de rien, les questions de la topologie et de la géométrie de l’Univers sont assez centrales en cosmologie. D’autant que rien ne dit que l’Univers soit effectivement de dimension 3…

Des choses intéressantes à lire :
Le Topologicon. J-P. Petit (Une BD qui raconte tous ces concepts topologiques, et encore plus)

Dix autres mondes sont possibles, C. Adams, J. Shapiro – Pour la science n°308, juin 2003 (pour tout savoir des différentes topologies euclidiennes candidates à être celles de l’Univers)

La topologie cosmique, J-P. Lulinet – Dossier Pour la Science n°83, Avril Juin 2014 (à propos de l’univers chiffonné si cher à J-P Luminet)

Images :

Bouteille de Klein : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Klein_bottle.svg

Surface de Boy : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:SurfaceBoy_animee2.gif

Ce dossier a été diffusé au cours de l’épisode 179 de Podcast Science

http://www.podcastscience.fm/dossiers/2014/07/19/topolo-jj/?utm_source=feedly&utm_reader=feedly&utm_medium=rss&utm_campaign=topolo-jj

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