vendredi 16 août 2013

Sans substrat physique, l'art numérique signera-t-il la mort de l'art ?

Mort d'ailleurs tant annoncée...

Nous achevons ce jour notre série d'entretetin avec Patrick Ghrenassia, enseignant agrégé de philosophie, qui tout la semaine a évoqué dans nos colonnes différents points autour de la dématérialisation et de la transition numérique. 



Soyons sombres pour de bon : quels écueils le monde numérique inspire-t-il à un philosophe, au delà des questions de transmission, telles que nous les avons évoquées, dans le domaine pédagogique ?

Les réponses précédentes ont pu laisser l'impression fausse d'un admirateur béat et naïf du numérique. La conviction et l'enthousiasme, il est vrai, sont à la mesure de la mutation et des résistances souvent agaçantes. Mais penser le numérique ne peut se limiter à l'émerveillement d'un enfant. Même s'il ne faut pas bouder son plaisir et qu'il faut conserver cette vertu philosophique qu'est l'étonnement. Et j'avoue m'étonner encore comme un enfant devant un téléphone qui me permet de voir mon correspondant à l'autre bout de la terre.

À titre programmatique, je donnerai ici les principaux champs de questionnement philosophique qui me semblent interpellés par le défi numérique.

Question ontologique: que devient le réel face au virtuel numérique ? Sans doute peut-on se référer aux anciennes réflexions sur l'imaginaire, mais le virtuel numérique va bien plus loin en inventant un monde social parallèle, ou une sorte de réalité considérablement "augmentée". Car le virtuel fait bien partie du réel, et en même temps s'y oppose. Je dirais, en suivant le "principe de réalité" freudien, que le réel est ce qui résiste à nos désirs, alors que le virtuel obéit au principe de plaisir, principalement, même s'il lui arrive de mimer le principe de réalité, par exemple dans les jeux vidéo, pour stimuler l'effort et les "challenges". Le virtuel est, mais avec un mode d'être comme dégradé ou dérivé. On ne peut négliger que le virtuel, en retour, est de plus en plus modélisant pour le réel matériel. C'est donc bien la notion de réalité matérielle ou physique qui est mise en cause par le numérique. Avec le numérique, la vie devient-elle enfin un songe ?

Question épistémologique: le numérique ne nous engage-t-il pas dans une vision idéaliste du monde dominé par des formes mathématiques ? Entre Platon et Pythagore, le monde numérique est composé de nombres et de logarithmes qui sont comme la substance cachée des formes visibles. Le numérique marque-t-il le triomphe d'une mathématisation du monde ? N'oublions pas que le plus beau visage numérique n'est composé que de chiffres et de pixels.

Question anthropologique: quel avenir pour l'espèce humaine ? Dangereux exercice de prospective, qui confine à la science-fiction. Et les films ou les romans de science-fiction sont bien éclairants pour aider le philosophe à penser ces mutations. M'ont marqué principalement Blade Runner de Ridley Scott, Le cinquième élément de Luc Besson, et Minority Report de Steven Spielberg. Le premier et le dernier film sont d'ailleurs tirés des écrits du même auteur incontournable, Philip K. Dick.

Or la science-fiction nous livre plutôt une image noire et inquiétante de notre avenir technologique. De gigantesques mégalopoles humaines incontrôlables, grouillantes et violentes, où se mélangent extra-terrestres, humains et robots, races et espèces, héros et criminels aux moyens de destruction inouïs.

Le motif dominant que je retiens de ces tableaux angoissants, est celui de l'hybridation. Où l'on retrouve le numérique. En effet, les individus à venir sont un croisement d'humain et de non humain, des mutants. Le plus souvent, ils sont un mélange d'organisme humain et de greffes robotiques. C'est la figure majeure du Cyborg, encore un peu homme et pas totalement robot.

Cette perspective n'est plus de la science-fiction. Dès aujourd'hui, des greffes oculaires ou des lunettes permettent une vision augmentée; de même pour des greffes auditives, des greffes de bras ou de jambes, depuis longtemps des greffes d'organes internes, comme le coeur ou les reins. L'homme composite n'est plus une fiction, il est en cours de fabrication, membre par membre, organe par organe.

Le vieux rêve des automates n'est pas abandonné, non plus, et l'on voit apparaître des robots efficaces à l'image de l'homme, des androïdes. Parmi les trois voies qui se dessinent - clonage biologique, hybridation homme/machine, et le robot- il me semble que c'est l'hybridation qui sera la plus importante, par l'association du numérique et des biotechnologies. Jusqu'où serons-nous encore humains ? Pourra-t-on tomber amoureux d'un robot ? Devenir pleinement rationnel sera-ce encore être humain ?

"Cette manie pathologique qu'a l'homme de jouer à l'apprenti sorcier avec des techniques qu'il invente ouvre la question éthique du contrôle et de la limite à assigner à ces technologies"

Question éthique et métaphysique : à l'horizon, se dessine l'ambition d'un homme auteur de lui-même, auto-créateur, se fabriquant et se réparant lui-même, débarrassé des dépendances génétiques de la filiation et des contraintes de la nature. Car l'être vivant est conatus, effort pour accroître sa puissance. Et cela au plus haut point chez l'homme, par ce nouveau pouvoir "surnaturel" que lui apportent le numérique et les biotechnologies.

C'est une perspective exaltante de libération de l'humanité, dans la droite ligne de Prométhée, mais aussi une inquiétante escalade vers une hubris monstrueuse dans la lignée, cette fois, du Golem ou de Frankenstein. Cette manie pathologique qu'a l'homme de jouer à l'apprenti sorcier avec des techniques qu'il invente ouvre la question éthique du contrôle et de la limite à assigner à ces technologies (au nom de quelles valeurs ?), et la question métaphysique de la destinée de l'homme dans l'usage illimité de sa liberté.

TORLEY, CC BY SA 2.0

Question politique: quelle forme de pouvoir et de société le numérique aide-t-il à promouvoir ? Le diagnostic est ambigu : d'une part, les réseaux sociaux et, plus largement, l'explosion des moyens d'expression et de communication, favorisent les libertés individuelles et les revendications démocratiques ; d'un autre côté, le danger de Big Brother n'a jamais été aussi réel, avec cette facilité exceptionnelle d'espionnage que procurent les réseaux sociaux. C'est toute l'ambivalence d'une société "transparente" où les frontières entre vie privée et vie publique s'effacent rapidement.

Question esthétique: que devient l'art à l'ère de la dématérialisation ? Au sens kantien, l'esthétique désigne les conditions de la perception sensible. Or ses principales conditions sont les formes a priori de l'espace et du temps, espace et temps qui sont comme abolis dans la dimension numérique. Et puisque "esthétique" signifie "perception", notons que le numérique se limite au visuel et à l'auditif. Rien pour le toucher, l'odorat ou le goût. Gageons que ces sens trouveront bientôt leur traduction numérique, mais ce seront plus que jamais des substituts artificiels, sortes d'hologrammes, parachevant le règne du kitsch, art des produits de substitution. Cela aidera à l'avènement d'un "art total", mais sans matière, dans une illusion totale. Sans parler des questions de création, de statut de l'artiste, de diffusion et de réception que nous avons abordées précédemment. L'art numérique sera-t-il la mort tant annoncée de l'art, déconnecté de tout substrat physique matériel, et totalement intellectualisé ?

Le numérique n'est ni une révolution, ni un gadget. Il est une accélération dans l'évolution de l'humanité. Dans tous les domaines, cette technologie amplifie des tendances déjà présentes. Pourtant, il nous reste à penser les mutations profondes qui commencent tout juste à émerger. S'il est vrai, comme dit Hegel, que l'oiseau de Minerve s'envole le soir venu, nous avons néanmoins assez d'éléments pour tenter de penser dès aujourd'hui le sens de ces mutations.

Nicolas Gary
Directeur de la publication de ActuaLitté. Homme de la situation.

Le vendredi 16 août 2013 à 09:53:08

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