lundi 19 septembre 2011

La laïcité en Tunisie ? Inch'Allah

LE PLUS. D'un côté, un documentaire prônant la laïcité. De l'autre, un parti islamiste au centre du débat politique tunisien. Le combat entre les deux, et l'analyse qu'en fait Séverine Labat, chercheur au CNRS, rappelle que l'obscurantisme religieux n'est jamais loin et que le "Printemps arabe" a peut-être même permis le retour d'un islam politique...


Il n’existe pas, à proprement parler, de terme, dans la langue arabe, pour désigner la laïcité. Tout au plus peut-on la signaler sous le vocable de ‘ilmaniyya, dérivation du mot ‘ilm, la science, ou sous celui de ‘almaniyya, issue du mot ‘alm, renvoyant au monde séculier.

Pour son nouveau film, qui sort en salles le 21 septembre, Laïcité, Inch'Allah[1], la cinéaste franco-tunisienne, Nadia El Fani, a opté pour la’ikyya, traduction littérale de la laïcité telle que nous la concevons en France.

Ayant débuté le tournage de son documentaire à Tunis trois mois avant la chute de Ben Ali, Nadia El Fani a poursuivi sa quête d’une Tunisie où pourraient cœxister liberté de croyance et liberté de non-croyance, aux lendemains de ce que d’aucuns qualifient de "Printemps arabe".
Farouche partisane d’une Constitution laïque, où l’article premier de l’actuelle Loi Fondamentale, qui pose que "la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, sa religion est l'Islam, sa langue l'arabe et son régime la république", serait abrogé, la cinéaste a, depuis lors, fait l’objet d’attaques haineuses. En témoignent les nombreuses pages Facebook lui promettant les flammes de l’enfer. ...
 

Et c’est là que le film de Nadia El Fani résonne avec les débats qui agitent la Tunisie post-Ben Ali. En effet, dans cette Tunisie où nombre de démocrates, face à la montée de l’islamisme, se raccrochent à l’héritage bourguibien laïcisant, singulièrement en matière de liberté de la femme, comment défendre la liberté de conscience sans laquelle la Tunisie libérée de son dictateur ne saurait être pleinement démocratique ?

En imposant à la société tunisienne un débat tournant autour des valeurs dont il estime qu’elles doivent être les siennes, le parti islamiste En-Nahdha a remporté une première victoire en se plaçant au centre du débat politique et en imposant aux partis démocrates de devoir se positionner par rapport à lui.

Certains estiment qu’il leur faut composer avec ce qui apparaît, pour l’heure, comme la première force politique du pays. D’autres jugent que l’on ne peut transiger avec une mouvance qui considère la démocratie comme impie et ne l’envisage que comme un moyen pour parvenir au pouvoir, à défaut d’être une fin.

 
Ce débat retentit curieusement avec celui qui, dans les années 1990, avait mis aux prises, en Algérie, les tenants d’une intégration du FIS au jeu politique et les partisans de son exclusion, au motif que l’islamisme est ontologiquement incompatible avec les principes démocratiques, avec le respect des libertés individuelles, et, plus encore, avec la conception de l’individualisme moderne. On connaît la suite…
Rached Ghannouchi, le leader d’En-Nahdha, n’a-t-il pas, à l’occasion d’une interview accordée le 2 août 2011 à la première chaîne de télévision égyptienne lors de l’émission "Sabah el kheir ya Masr", que l’objectif ultime des musulmans était "l’instauration du Califat", qui, s’il n’était nullement atteignable à court terme, n’en demeurait pas moins une ambition ?
 

N’en déplaise aux "prophètes" ayant annoncé "la mort de l’islam politique", les pays occidentaux semblent, d’ores et déjà, avoir pris la mesure de l’influence de l’islam politique aux lendemains du "Printemps arabe" (selon l’expression consacrée). Ainsi, notre ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, a-t-il déclaré, lors d’une conférence à l’Institut du monde arabe de Paris, le 16 avril 2011, qu’il espérait "réconcilier l’islamisme avec la laïcité"…

Comment, dès lors, les démocrates tunisiens pourront-ils contrer efficacement le parti islamiste En-Nahdha, lequel pourra brandir cette déclaration hasardeuse à l’envi ?

Quant à supprimer l’article premier de la Constitution, comme y invite Nadia El Fani, voilà ce que répond Rached Ghanouchi : "La Tunisie, à travers l’article 1 de sa Constitution, est un État islamique et non pas un État laïc. Toutes les élites tunisiennes sont d’accord pour conserver cet article. Pourquoi demander plus ?"

Rached Ghanouchi a tout dit : il sait que toucher à cet article consisterait, pour les démocrates, à provoquer un casus belli avec, non seulement les islamistes, mais aussi avec les nationalistes arabes qui ont refait surface à la faveur de la chute de Ben Ali. Mais ne serait-ce pas à l’honneur de la Tunisie, que de supprimer cet article, qui, de Djeddah à Casablanca, pipe les dés d’une éventuelle démocratisation ?

À rebours des tenants du "choc des civilisations", à rebours du discours angélique concernant le "Printemps arabe", il se peut que la fin des despotes arabes ouvre une phase d’instabilité caractérisée par un "choc des valeurs" au sein même des sociétés arabes et, par là, au sein de la société tunisienne.

Laïcité Inch'Allah est un cri, lancé par Nadia El Fani. Pour l’heure, nombreux sont ceux qui le chuchotent dans leur for intérieur. C’est à nous, des deux côtés de la Méditerranée, notre bien commun, de lui offrir un porte-voix afin que les sociétés arabes échappent à la malédiction d’un obscurantisme mortifère auquel nous ne pouvons demeurer indifférents.


[1] Sous les diverses pressions qu’elle a endurées, Nadia El Fani a dû changer le titre de son film.

[2] Le film a reçu le Grand Prix International de la Laïcité en 2011.


Par Séverine Labat Politologue, chercheur au CNRS

Edité par Daphnée Leportois Auteur parrainé par Aude Baron

http://leplus.nouvelobs.com/contribution/191941;la-laicite-en-tunisie-inch-allah.html

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire