On évoque fréquemment l’évolution des usages quand notre monde devient numérique. C’est par exemple le cœur du travail de la Fondation CIGREF, dont le Programme International de Recherche « Information Systems Dynamics » (ISD) est d’étudier l’évolution de ces usages, pour « mieux comprendre comment le monde numérique transforme notre vie et nos entreprises ». L’objectif de ces travaux est de pouvoir « alerter les dirigeants des entreprises sur les enjeux stratégiques liés à cette grande mutation ».
A l’aube de l’ère numérique, cette perception n’est pas si évidente, notamment pour les adultes par rapport aux plus jeunes et surtout aux enfants. Un décalage que Gérard Berry, professeur au Collège de France décline en termes « d’inversions mentales » induits par la nouvelle pensée algorithmique… Sur un autre plan, celui de l’écriture, pour Clarisse Herrenschmidt, chercheur qui travaille sur l’histoire des signes écrits, l’écriture numérique est une révolution qui influence la société et ses modes de cognition.
Louise Merzeau, chercheuse en sciences de l’information et de la communication, s’est exprimée sur le « nouvel usager numérique » dans un entretien accordé à Interstices-infos. Nous avons retenu ces propos.
Il faut revenir sur la définition de l’usager et voir ensuite en quoi l’usager numérique présenterait des spécificités. La question de l’usage peut être définie par rapport à 3 notions proches, sans doute pas tout à fait synonymes, mais qui permettent d’approcher ce qu’est l’usage : la réception. Est-ce que l’usager est d’abord un récepteur ? Ensuite, la notion de l’utilisation. Etre un usager c’est d’abord utiliser. Reste à savoir utiliser quoi. Et puis dernier degré, un peu plus proche de la complexité de l’usage, la notion de l’appropriation.
La réception
Cette notion de réception renvoie à des théories un peu anciennes. Elles ont témoigné à un moment de la recherche d’un recentrage de l’émetteur, le seul pôle auquel on s’intéressait auparavant. On se demandait ce que les utilisateurs des produits culturels recevaient, mais aussi comment ils recevaient, et qu’est-ce qu’ils faisaient avec les médias qu’ils consommaient. C’était une première étape intéressante vers un recentrage vers l’usager. Pour autant, la plupart de ces théories maintiennent une vision très bipolaire entre l’émetteur et le récepteur, sont très centrées sur un message clairement identifiable et finalement ce sont des théories qui dessinent plus une pensée de l’audience qu’une pensée de l’usage. Donc cela produit des résultats intéressants mais qui ne suffisent pas à cerner ce que l’on peut appeler l’usage, et a fortiori, l’usager numérique.
La notion d’utilisation
Elle va réintroduire ce que les recherches sur l’audience laissaient un peu de côté, la dimension technique. Si on définit l’usager comme utilisateur, cela veut dire que c’est l’utilisateur d’un dispositif, d’un objet, d’un outil. On voit un déplacement du paradigme du message vers la prothèse technique. Des travaux vont s’intéresser à l’interface homme-machine. La question des compétences, des savoir-faire. On s’intéresse plus à ce moment-là à un savoir procédural de l’usager. On avance ainsi vers une dimension plus active de l’usager, comme quelqu’un qui sait faire quelque chose. Il y a plusieurs niveaux autour de la question de l’utilisation. Le premier est celui de l’équipement. Ce n’est pas le plus intéressant. Il est important de signaler le danger qu’il y a à limiter l’usage en termes d’équipement. Avoir un certain nombre de machines, d’outils, d’instruments, mesurer l’équipement d’une population, d’une école en tel ou tel types d’appareils, c’est un niveau important, mais c’est tout à fait insuffisant pour évaluer s’il y a usage ou pas, et de quelle nature est cet usage.
L’échelon suivant, toujours dans cette thématique de l’utilisation, est celui du savoir-faire, du savoir procédural qui nécessite un apprentissage et va poser la question des modes d’emploi. On observe que l’offre industrielle diffuse de moins en moins de modes d’emploi. Il y a rétention de l’information sur les manières d’utiliser, mais aussi les manières de réparer des machines plus anciennes. Cette question du savoir propre à l’utilisateur est aussi un enjeu politique, industriel et véritablement culturel. Dans le domaine du numérique, c’est criant. Vu l’obsolescence programmée des logiciels et des matériels, il est impossible, si on s’en tient uniquement à l’information officielle, d’avoir des renseignements sur la façon d’utiliser un ancien ordinateur ou des logiciels un peu anciens. La seule manière d’avoir ces informations maintenant, c’est de passer par des réseaux d’usagers.
La mémoire d’usage
La question de savoir se servir d’un outil n’est pas la seule. Il y a aussi la mémoire d’usage. Notre rapport aux outils techniques n’est pas seulement un rapport utilitaire, utilitariste. Ce n’est pas non plus un rapport qui se joue uniquement au présent. On a tous des outils d’âges différents. Cette mémoire technique est aussi une manière de nous identifier, de nous positionner dans la société, de nous situer dans une génération. Cette injonction que l’on fait ainsi aux usagers de devoir oublier ce qu’ils savaient faire la veille pour réapprendre quelque chose, est une violence extrême. Un apprentissage ne peut pas se faire à ce rythme-là. Il y a vraiment un enjeu de continuité culturelle, de transmission. C’est aussi e que l’on transmet à nos enfants, à nos élèves, à nos étudiants. Dans l’usage, il y a cette dimension de mémoire.
Les usages numériques se diversifient, témoignent de démarches de plus en plus actives, participatives. Les outils se démocratisent, le web est dit aujourd’hui social. Donc, les détenteurs des droits, au sens juridique, et plus largement les détenteurs des droits symboliques de diffusion et de production, se sentent menacés pour la plupart. D’où cette crispation que l’on constate, qui est en train de prendre le pas sur des postures plus ouvertes. On oublie un peu la dimension culturelle, la dimension d’appropriation, celle de construction d’une culture par l’usage. L’exemple du livre est frappant. On s’interroge sur son prix, sur les relais de diffusion au plan national ou international des livres numériques. On s’interroge sur les équipements, les fameuses tablettes ou les liseuses. Mais peu de gens s’interrogent sur le fait que lire, ce n’est pas seulement acheter un livre, ce n’est pas seulement feuilleter un livre, qu’il soit sur papier ou sur écran, c’est aussi prêter ses livres, emprunter des livres, parler des livres, annoter ses livres, garder ses livres chez soi, les transmettre à ses enfants… On voit très bien l’usage. L’usage, ce n’est ni la consommation, ni la seule gestion des droits !
Peut-on influencer les usages ?
Beaucoup de travaux ont démontré que l’usage n’était jamais complètement prévisible ou prescriptible. On peut le contraindre dans une certaine mesure avec la forme et les fonctionnalités-mêmes des objets qui sont mis sur le marché et qui sont extrêmement contraignants. On pense au problème d’interopérabilité, de connectique. Le fait de ne pas pouvoir brancher deux matériels ou de devoir racheter sans arrêt une nouvelle version, ce sont des contraintes très fortes.
Plusieurs chercheurs observent que quelles que soient les études préalables que l’on peut faire pour lancer un nouvel objet technique sur le marché, et quel que soit même le succès que va rencontrer cet objet technique, on ne peut jamais prévoir à cent pour cent la manière dont les gens vont l’utiliser. De très nombreux exemples dans l’histoire de la technique le montrent. Le Minitel au départ n’était pas du tout conçu pour les messageries qui ont fait son succès. L’internet lui-même n’était pas du tout conçu pour des applications comme celles que l’on voit aujourd’hui. Donc on observe très régulièrement un processus d’adaptation de l’usage, mais aussi un processus de détournement, de bifurcation, qui montre que les usagers peuvent s’approprier une offre technique en la détournant à leur propre fin. Ce n’est pas une mauvaise pratique, ce n’est pas une méconnaissance du bon mode d’emploi, mais véritablement un signe d’appropriation. Dans certains cas, il s’est avéré que c’étaient ces usages détournés qui ont produit véritablement une nouvelle logique d’usage.
C’est l’usage qui fait la maitrise technique
La culture technique, au sens de maitrise des outils techniques, est peu développée parce qu’elle a été totalement exclue de l’éducation, de l’enseignement général. C’est l’usage qui fait la maitrise technique. En utilisant les logiciels, les dispositifs, les machines, on s’en sert peut-être de façon superficielle, ou déconnectée de toute érudition technique, mais les usages se développent quand même. La maitrise technique n’est pas le principal verrou. Tout le discours sur le « digital native » se focalise là-dessus. On met un petit enfant devant un ordinateur, une tablette… il ne connait pas toutes les fonctionnalités, mais tout de suite il s’en sert ! Le problème est plutôt d’aider les enfants, les étudiants, sans oublier les adultes, aider les usagers à mettre en perspective leurs propres usages avec des usages plus anciens, avec les tendances à venir, y compris sur le temps long. Ne pas couper cela de la culture écrite, de la culture de l’imprimé, de notre usage de la télévision, des médias de masse en général. Mettre tout cela en résonnance au lieu de faire de l’usager numérique quelqu’un qui est tout seul face à des lois qui veulent lui interdire son usage et face à une culture officielle, qui est encore celle de l’école, qui tarde et peine (même si on peut comprendre pourquoi) à intégrer ces usages.
Utilisation sauvage !
Les usages numériques se développent en douce, clandestinement, sans accompagnement, sans encadrement, sans culture, sans la moindre érudition. Le drame n’est pas que les gens n’arrivent pas à utiliser ces objets numériques. Ils les utilisent, bien ou mal n’est pas le propos. L’usage est analphabète, il n’est pas conscient de lui-même, pas responsable, pas assumé et du coup est souvent très pauvre.
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