mardi 13 septembre 2011

La Toile planétaire

L'économie mondiale est de plus en plus interconnectée: les entreprises les plus innovantes l'ont bien compris, et exploitent toute la puissance de ce réseau d'une dimension nouvelle.
Ces vingt dernières années, la mondialisation et l’essor des technologies numériques ont favorisé le développement de réseaux étendus et complexes, qui irriguent désormais toutes les activités économiques ou sociales. Capitaux, marchandises, données et personnes traversent aujourd’hui les frontières à une vitesse et en volumes inédits. Depuis 1990, les échanges commerciaux ont progressé 1,5 fois plus vite que le PIB mondial ; les flux de capitaux transfrontaliers ont augmenté à un rythme trois fois plus élevé que la croissance du PIB ; les flux d’informations ont augmenté de manière exponentielle.

Ces réseaux forment à l’échelle mondiale une infrastructure de communication et d’information qui permet des interactions instantanées entre virtuellement n’importe quels points de la planète. Sur cette immense trame numérique, les concepts usuels commencent à se brouiller : les flux de capitaux transfrontaliers sont également des flux d’information ; et les chaînes logistiques à flux tendu font aussi office de chaînes d’informations à flux tendu. Un chiffre illustre bien ceci : à l’heure actuelle, seul un dollar sur dix en circulation est « matérialisé » – revêtant une forme que vous pourriez tenir en main ou glisser dans votre portefeuille. Les neuf autres sont purement virtuels.

Sur cette Toile planétaire, des milliers de milliards de transactions – gigantesques ou infinitésimales – s’opèrent à chaque instant. Et si la crise récente a marqué les esprits, c’est moins par la brutalité du déclin que par la simultanéité avec laquelle des marchés a priori compartimentés ont plongé. Ainsi, fin 2008, le volume des échanges commerciaux avait chuté de plus de 10 % dans plus de 90 % des pays de l’OCDE. L’explication ? Le commerce a chuté partout dans le monde parce que, de plus en plus, les marchandises sont produites partout dans le monde. Aujourd’hui, une entreprise manufacturière type s’appuie sur plus de 35 sous-traitants internationaux pour se procurer les différentes pièces qui composent ses produits, un chiffre qui peut grimper à plusieurs dizaines de milliers pour certaines industries comme l’automobile ou l’aéronautique. Rien d’étonnant à ce qu’au cours des 40 dernières années, la part des biens intermédiaires dans le commerce total ait doublé.

Cette interdépendance est encore plus caractérisée sur les marchés de capitaux. Qui aurait imaginé que le système financier islandais pourrait sombrer du fait de l’effondrement du marché hypothécaire de Las Vegas ?

Des systèmes adaptatifs si complexes génèrent leur propre dynamique organisationnelle. En l’absence d’un pilotage centralisé, ils s’étendent, évoluent, se connectent, trébuchent et – ce point a son importance – se relèvent d’eux-mêmes. Même lorsque les flux de capitaux se sont asséchés aux heures les plus sombres de l’hiver 2008-2009, par exemple, les flux d’information ont continué de croître : selon Cisco Systems, en 2009, les flux de données ont connu une croissance de près de 50 %. Rien qu’en Chine cette année-là, 150 millions de personnes supplémentaires se sont connectées à l’Internet, dotant ce pays d’un nombre d’internautes équivalent au nombre total d’utilisateurs de Facebook. Et Facebook justement a vu sa base d’utilisateurs tripler en 2009, pour atteindre 400 millions de membres – une population qui virtuellement ferait du réseau social le troisième pays le plus peuplé au monde.

En parallèle de cet essor continu de la connectivité numérique, la crise financière a souligné la stabilité de l’orientation libre-échangiste dans la majorité des Etats du monde. L’économie de marché n’a pas été fondamentalement remise en cause, même si la pression régulatrice s’est manifestée sous des formes diverses. Au niveau mondial, les gouvernements ont édicté trois mesures protectionnistes par jour en moyenne depuis le début de la crise. Mais les effets de ces mesures sont restés limités : moins de 1 % du commerce mondial s’en est trouvé affecté.

Et au cours de la même période, des liens ont continué de se tisser entre de nouvelles régions. Les échanges commerciaux entre la Chine et l’Afrique, par exemple, ont cru de 30 % chaque année, créant des réseaux commerciaux denses là où n’existaient que des relations embryonnaires il y a encore quelques années. De la même manière, l’Asie a supplanté l’Amérique du Nord et l’Europe en tant que premier partenaire commercial du Moyen-Orient. Partout, les transactions entre marchés émergents sont en rapide augmentation. Emblématique de ces nouvelles relations, l’offre de rachat de l’opérateur de télécommunications indien Bharti sur les actifs africains de Zain, lui-même acteur koweïtien, pourrait donner naissance à un géant mondial des télécommunications couvrant plus de 20 pays d’Asie du Sud et d’Afrique.

Toutes les entreprises sont aujourd’hui des entreprises mondiales – et les plus innovantes intègrent pleinement la Toile planétaire dans leurs stratégies de croissance


Les entreprises innovantes généreront de la croissance en exploitant toutes les dimensions du potentiel offert par les nouveaux réseaux. Certaines seront des nouveaux entrants, engendrant des ruptures technologiques sur le modèle de Skype. Créé il y a moins de sept ans, Skype est devenu le principal opérateur téléphonique transfrontalier, et ce sans posséder aucune infrastructure de réseau. Mais même les entreprises « traditionnelles », qui excluent des business models si radicaux, doivent entreprendre une réflexion stratégique quant à la manière d’exploiter ces nouveaux réseaux pour faire évoluer leurs modèles actuels. Des procédés tels que le crowd-sourcing (l’utilisation de l’intelligence collective), la délocalisation à l’échelle régionale, ou le recours à des formes nouvelles de travail, sont autant d’innovations susceptibles de bouleverser la manière dont les entreprises fabriquent des produits, fournissent des services, génèrent des idées, recrutent, et interagissent avec leurs clients.

De la même manière, les entreprises capables de conquérir des positions clefs dans la chaîne logistique mondiale auront toutes les chances de prospérer. Plus que toutes autres, les entreprises japonaises ont acquis la maîtrise de cette stratégie. Dans pas moins de 30 secteurs technologiques différents, générant chacun un chiffre d’affaires supérieur au milliard de dollars, les entreprises japonaises contrôlent une part de marché mondiale de plus de 70 %. Elles se sont hissées à ce niveau en développant un portefeuille de technologies critiques, dont dépendent en aval des pans entiers de l’économie. Mabuchi Motor, par exemple, fabrique 90 % des micromoteurs utilisés pour régler les rétroviseurs de voiture dans le monde. Nidec produit 75 % des disques durs à l’échelle mondiale. Les entreprises japonaises tiennent presque 100 % du marché mondial des substrats et des produits chimiques utilisés pour produire microprocesseurs et circuits intégrés.

La mise en réseau des informations fait de chaque entreprise, aussi petite soit-elle, une entreprise mondiale. Même des particuliers peuvent aujourd’hui vendre à une clientèle mondiale via des plates-formes comme eBay ou Alibaba. Snaproducts, une entreprise basée aux Etats-Unis et comptant moins de 40 employés dans le monde, utilise les canaux de vente virtuels pour fournir aux revendeurs américains divers produits saisonniers « basiques » : tongs pour l’été, décorations de Noël, produits de beauté, chaussettes (plus de 50 millions de paires vendues dans les trois dernières années). L’entreprise allie une conception haut-de-gamme, très à l’écoute des besoins des clients, et une production à bas coût ; elle travaille avec des revendeurs pour anticiper finement les tendances de consommation, puis développe et fait fabriquer ses produits en collaboration avec plusieurs fabricants à bas coût d’Asie du Sud-Est. Grâce à cette approche, les revendeurs peuvent compter sur des taux de rotation et des marges élevés, tandis que Snaproducts croît à des rythmes allant jusqu’à 400 % par an, sans jamais être propriétaire d’aucun stock.

Votre client twitte – comment lui répondre ?

Au cours de la prochaine décennie, l’impact le plus fondamental de l’interconnexion mondiale pourrait venir des mutations qu’elle induira dans le comportement des clients. Ces changements pourraient dépasser, par leur ampleur, tous ceux auxquels nous avons assisté jusqu’ici. Pour les entreprises, la disponibilité de l’information partout et à toute heure, la transparence absolue sur les prix, l’apparition de réseaux de consommateurs « actifs », constitueront un réel changement de paradigme. Rappelez-vous qu’il y a quinze ans, moins de 3 % de la population mondiale possédait un téléphone portable et moins d’1 % avait accès à l’Internet. En 2010, ces chiffres sont, respectivement, de 50 et 25 %.

Ces mutations technologiques commencent déjà à faire évoluer des comportements qu’on croyait immuables. Par exemple, les Américains passent aujourd’hui 30 % de temps en plus à lire qu’ils ne le faisaient il y a dix ans, grâce à l’explosion des sms, des e-mails et des réseaux sociaux.

Mais ils ne font pas que lire, ils écrivent aussi. Aujourd’hui, chaque semaine, plus de 15 millions d’Américains (soit 10 % de la population active) postent des commentaires en ligne sur des produits. Majoritairement, les consommateurs américains estiment que les commentaires postés par des utilisateurs sont leur premier facteur de décision pour l’achat, avec les conseils donnés par des amis – soit une influence deux fois supérieure à celle de la publicité. Les entreprises de presse traditionnelles sont bien placées pour savoir quelle brèche a creusé cette évolution des comportements dans leur rentabilité.

Mais le problème ne se pose pas seulement pour les grands groupes de presse. Partout, les entreprises sont sur la brèche, à la fois pour capter les profits potentiels, mais aussi pour limiter les nouveaux risques, liés à ce nouvel univers où l’utilisateur est roi, 24 heures sur 24. Un produit défaillant peut, en l’espace d’une nuit, devenir l’objet de toutes les conversations sur Internet, renforçant la nécessité d’une veille permanente. Les mécanismes viraux contribuent aussi à attiser les passions nationalistes autour d’incidents qui restaient autrefois isolés (Carrefour en a fait l’amère expérience lorsque les points de vue politiques français exprimés à la veille des Jeux olympiques de Pékin en 2008 ont provoqué un boycott de ses magasins chinois). Dans de telles situations, la célérité et l’habileté de la réaction peuvent faire toute la différence entre une gestion de crise réussie et des pertes traumatisantes.

Imaginez la puissance de 4 milliards de cerveaux connectés – êtes-vous prêts pour l’ère d’innovation massive qui s’annonce ?

Avec la montée en puissance du haut débit sur les mobiles, la Toile planétaire va encore étendre ses ramifications, générant nombre d’opportunités et de défis nouveaux. Un chiffre donne la mesure des changements en germe : les utilisateurs de l’iPhone passent 75 % de temps en plus sur internet que les utilisateurs de téléphones portables traditionnels, et plus de la moitié utilisent leurs portables pour regarder des vidéos. Seulement trois ans après le lancement de l’iPhone, les développeurs ont créé plus de 200 000 applications, et ce n’est qu’un début : près de 50 % des nouveaux portables achetés dans les pays développés sont aujourd’hui des smartphones capables de se connecter à l’Internet. Cette arrivée massive de nouveaux connectés inclut aussi beaucoup d’utilisateurs issus des pays émergents : en Chine, l’an dernier, plus de 100 millions de personnes se sont connectées en utilisant le nouveau réseau 3G, multipliant par 2,5 le volume de données mobiles échangées en 2009.

C’est d’ailleurs certainement dans les pays émergents que l’impact de cette interconnexion est le plus profond. L’explosion des réseaux de téléphonie mobile offre à des milliards de personnes leur première porte d’entrée sur l’économie mondiale, les aidant à devenir des consommateurs avertis, leur ouvrant des possibilités d’emploi, et un accès beaucoup plus grand au crédit et à la finance en général. L’impact économique est tangible : chaque fois que la pénétration du mobile dans la population augmente de 10 % en Inde, le PIB connait une augmentation de 0,6 %.

Le Kenya offre un exemple frappant de ce que le futur pourrait nous réserver : seuls 4 Kenyans sur 10 ont un portable, mais la moitié de ces utilisateurs – soit un Kenyan sur cinq – réalise aujourd’hui des achats grâce à des systèmes de paiement embarqués sur leur mobile. Le plus gros employeur du Kenya est Txteagle, une entreprise de messagerie par SMS, qui emploie plus de 10 000 Kenyans pour du « micro-travail » : des tâches simples pouvant être exécutées grâce aux réseaux de téléphonie mobile.

Bienvenue dans un monde où chaque personne et chaque objet sont connectés, un monde d’opportunités radicalement nouvelles

De plus en plus, les personnes connectées via le « système nerveux » numérique de la planète seront rejointes par des objets inanimés, dans un phénomène qualifié d’ « Internet des Objets ». A l’heure actuelle, ce sont déjà plus de 36 milliards d’ « objets » qui sont connectés à l’Internet – senseurs, routeurs, caméras, etc. – et pourtant, le phénomène n’en est qu’à ses débuts. Plus de deux tiers des produits électroniques qui arrivent sur le marché permettent désormais une forme de connexion.

Par exemple, les tracteurs John Deere utilisent aujourd’hui des systèmes guidés par GPS pour un épandage précis des engrais sur les cultures, réduisant les coûts pour les agriculteurs et augmentant les rendements annuels. La start-up hollandaise TomTom a créé des systèmes de feux rouges « intelligents » qui fluidifient le trafic routier. Nortura, leader de l’agroalimentaire norvégien, utilise la technologie RFID pour garantir la traçabilité de ses poulets depuis leur lieu d’élevage jusqu’aux rayons des magasins, permettant notamment d’optimiser la chaîne du froid tout au long du processus d’approvisionnement. Kraft et Samsung ont noué un partenariat pour développer Diji-Touch, un distributeur automatique connecté, qui permet de consulter en temps réel des images animées et des informations nutritionnelles sur produits disponibles à la vente. Les enjeux économiques de l’Internet des objets sont considérables : les objets et machines qui pourraient être mis en réseaux représentent des marchés d’un montant total de près de 3 000 milliards de dollars, marchés dont les positions acquises sont susceptibles d’être remises au cause à tout moment par une rupture technologique.

La route sera semée d’embûches – car un monde connecté est un monde volatil
Le cœur de cette Toile en pleine expansion recèle une tension intrinsèque. En théorie, les interconnexions multiples des réseaux sont censées engendrer davantage de stabilité, en contribuant à la diversification du risque. Mais si les opportunités de diversification ont bel et bien augmenté, elles ont eu pour corollaire un accroissement de la capacité des acteurs à réorienter, à la vitesse de la lumière, leurs ressources pour profiter des meilleures opportunités qui s’offrent à eux. La crise financière mondiale a offert un douloureux exemple de la manière dont l’interconnexion peut en réalité amplifier l’impact d’un choc donné. Il sera donc vital de parvenir à injecter davantage de redondance et de résilience dans le système. Et en attendant d’y parvenir, il faut s’attendre à ce que les années à venir nous réservent encore des secousses – le revers de la médaille pour l’expansion continue de la Toile, qui restera sujette à l’éclatement de bulles et à d’autres chocs puissants.

Les toutes prochaines années, en particulier, pourraient se montrer quelque peu chaotiques, alors qu’un processus de désendettement massif s’impose à beaucoup d’économies occidentales. La zone euro devrait connaître une période particulièrement tumultueuse, alors que des déséquilibres structurels feront l’objet d’arbitrages entre les créanciers, comme l’Allemagne, et les pays plombés par la dette, comme la Grèce, l’Irlande, le Portugal ou l’Espagne. Il convient d’anticiper que ces secousses affecteront tous les marchés – des capitaux, des monnaies, des biens physiques ou du travail.

Pour prospérer dans un environnement aussi mouvant, les entreprises devraient s’atteler à améliorer leur vision périphérique, en acquérant la meilleure compréhension possible des domaines où des ruptures pourraient survenir et en scrutant l’horizon à la recherche d’indices avancés de ces chocs potentiels. La volatilité s’est installée pour longtemps. Apprenez à la reconnaître, préparez-vous, adaptez-vous, gérez-là et apprenez à en bénéficier. Mais ne l’ignorez pas.

Cet article a été publié à l’origine en anglais dans le McKinsey Quarterly Review
www.mckinseyquarterly.com
Copyright McKinsey & Company. Tous droits réservés. Traduit et republié sur autorisation.

Ce contenu est issu de ParisTech Review où il a été publié à l’origine sous le titre " La Toile planétaire".

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Par Peter Bisson, Elizabeth Stephenson et S. Patrick Viguerie, McKinsey & Company

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