mardi 1 octobre 2013

Journal d'un prof débutant (épisode 7) : "Un élève de troisième qui ne sait pas lire, c'est normal"

En trois semaines de cours, Sophie a découvert ce que certains de ses élèves cachent soigneusement depuis le début de leur scolarité.

Sophie a réalisé que certains de ses élèves ne savaient ni lire ni écrire en leur faisant passer des contrôles (photo d'illustration). © YAGHOBZADEH RAFAEL/SIPA

"Je pensais que ma semaine serait tranquille : dans mes souvenirs, pendant un contrôle, c'était le calme dans la classe". Pour sa première série d'évaluations de sa toute jeune carrière de prof, Sophie (1) avait imaginé faire face à toutes les éventualités : des élèves qui copieraient sur leurs voisins, d'autres qui cacheraient des antisèches dans leurs trousses, des faux malades... Mais la jeune femme ne s'attendait pas à ça : "Ils ont été très bruyants. Ils n'ont pas tellement triché ; en revanche, ils n'ont pas cessé de se piquer des stylos, de se demander des feuilles, de parler de jeux vidéo." Sophie, qui refuse - toujours - de se décourager, veut croire que c'est parce qu'elle "débute". Elle a tout essayé : punitions, heures de colles, mots dans le cahier, rien n'y a fait. Imane, la jeune fille avec qui Sophie a déjà eu maille à partir la semaine dernière et qui avait promis de se tenir à carreau après un rendez-vous entre sa mère et l'enseignante, est redevenue insupportable. Le résultat ne s'est pas fait attendre : 4,5/20.

Larmes

Dans certaines classes, Sophie a mis des 19/20. Mais l'enseignante a également dû distiller plusieurs 1/20 : "Quand ils ne rendent qu'une ligne, difficile de sauver la copie", déplore-t-elle. Certains,comme Moussa, ont même osé lui déposer sur son bureau une boulette de papier en guise de composition. Mais même si elle regrette profondément ces provocations aux parfums de défis à peine déguisés, Sophie ne s'attendait pas à ce qu'un grand gaillard costaud retienne ses larmes devant elle.

Amidou, visiblement ému, a bien voulu partager avec elle son grand secret. Si cet adolescent de 4e se balançait sur sa chaise en toisant la prof d'un air provocateur au lieu de bosser sur son contrôle, c'est qu'il cherchait à se donner une contenance. "Je lui ai demandé de rester à la fin du cours. Il était complètement fermé, mais gardait malgré tout son regard ironique. Au bout d'un moment, il m'a révélé son secret en baissant les yeux : je ne sais pas lire." Sophie a d'abord cru à une mauvaise blague, une fausse excuse pour se disculper de ne pas avoir travaillé. Après tout, on lui a beaucoup répété qu'il fallait se méfier de ces petits malins. "Je n'ai pas compris sur le moment, c'était trop gros pour être vrai. Alors je lui ai dit qu'on en reparlerait."

Problème majeur

Sophie a réfléchi, et a bien dû se rendre à l'évidence : Amidou ne sait réellement pas lire. "Je n'ai plus aucun doute, désormais : quand je me mettais derrière lui pour vérifier les exercices qu'il faisait pendant les cours, sans m'en rendre compte, c'est moi qui lui lisais l'intitulé des questions !" réalise l'enseignante. "Et bien sûr, sa leçon était bien prise en notes dans son cahier, puisqu'il n'avait qu'à recopier ce qu'il voyait au tableau !" À l'entendre, il est clair que la professeur d'histoire-géographie culpabilise de ne pas s'en être rendu compte plus tôt. Pourtant, elle a compris l'invraisemblable en moins d'un mois, alors que depuis des années, Amidou a su berner tout son entourage et le corps enseignant.

En discutant avec ses collègues en salle des profs, Sophie a compris qu'elle avait sans doute mis le doigt sur un problème majeur. En parlant du cas d'Amidou, son prof de sciences a réagi : "Tu as sans doute raison, il y a un truc étrange, j'ai essayé de le faire lire à voix haute en cours, il ne l'a pas fait et tous les autres ont ri." Sophie n'en revient toujours pas. "J'étais incrédule, je pensais que les cas les plus extrêmes surviendraient avec des nouveaux élèves non francophones, avec ceux dont la syntaxe n'est qu'approximative ou avec ceux qui sont à peine lisibles."

Échec total

Dès lors, cette réalité devenait tangible. Pire : elle devenait banale. Car c'est en réfléchissant à ses autres élèves que Sophie s'est rendu compte qu'un autre élève de 4e, dont les cahiers restent obstinément quasi vides, ne savait sans doute pas lire non plus. Une simple petite conversation en fin de cours avec lui a suffi à lever le doute : celui-ci sait à peine déchiffrer les mots. Mais dans son cas, tout n'est pas perdu : il demande manifestement de l'aide.

En salle des profs, l'enseignante n'est pas au bout de ses surprises. "Un 3e qui ne sait pas lire, c'est normal ?" questionne un nouveau. "Oh oui !" s'empresse de répondre un collègue, "deux ou trois élèves par niveau ne savent pas lire ou pas écrire, voire les deux". Désarçonnée, démunie face à cette découverte, Sophie s'interroge. Elle aimerait rester à la fin des cours au collège pour aider ses élèves. Mais comment ? "Je ne sais pas comment on enseigne la lecture ou l'écriture !" s'agace-t-elle.

Et de se demander comment ils ont pu arriver jusqu'en 4e: "L'institution a-t-elle déjà renoncé ?" Sa colère n'a fait que croître lorsqu'elle a appris que certains profs du collège avaient remué ciel et terre l'an passé pour trouver des solutions pour un élève de 4e qui ne savait ni lire ni écrire. Sans succès. "Ni les enseignants ni l'administration n'ont pu faire quoi que ce soit : l'échec de l'institution est total", fulmine-t-elle. Le pire, pour Sophie, est sans conteste que l'adolescent lui-même ait renoncé. "Aucun prof, avant de l'avoir vécu, ne peut imaginer accepter qu'un élève refuse à ce point." Le garçon, lui, a continué son petit bonhomme de chemin sans que personne n'ait pu remédier à son drame. Il est en 3eaujourd'hui.

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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