lundi 18 juillet 2011

Batman à Clichy-sous-Bois : un superhéros peut-il être arabe ?

Nightrunner (DC).

Depuis « Star Trek » et « Lost » – séries ethniques par excellence –, on a le sentiment que les Américains intègrent dans la fiction les minorités comme autrefois les Grecs et les Romains intégraient les dieux des vaincus à leur panthéon national.

Manœuvre politique habile, qui consiste à pacifier les relations sociales en accordant une place égale dans la fiction à ceux qui n'ont pas de considération égale dans la société.

Vues sous cet angle, les séries et d'autres formes de culture pop sont de véritables armes politiques, entretenant l'inégalité plus qu'elles ne la résorbent. La comparaison peut paraître forcée. Pourtant, ce tokénisme fictionnel n'est pas sans ambiguïté, et s'avère beaucoup plus riche qu'il n'est au premier abord.

Les comics et la « superhéroïsation » des minorités

Car ce qui est commun à l'Antiquité et aux Américains d'aujourd'hui, c'est qu'il existe un véritable panthéon de dieux modernes américains, d'« American Gods », que sont les superhéros des « comics » américains. Les minorités qui y entrent ne sont donc pas de simples personnages. Elles sont transformées en superhéros et dotées d'une aura nouvelle.

Cela pourrait sonner comme une règle anthropologique simple : il n'y a pas d'intégration culturelle possible sans payer ce prix symbolique, sans rendre gloire aux vaincus économiques.

Les comics américains ont depuis les années 50 poussé indirectement toute une politique de visibilisation superhéroïque des minorités. Le Comics Code Authority a ainsi, entre autres choses assez ringardes (comme interdire les loups-garous, les zombies ou le cannibalisme), interdit de se moquer de tout groupe religieux ou racial.

A partir du milieu des années 60, en suivant l'évolution de la société américaine et en dépit des atermoiements du CCA, il devenait évident qu'il devait exister des superhéros noirs, des superhéros japonais, des superhéros russes, et bien sûr, finalement, des superhéros arabes.

Prendre les dieux des vaincus pour mieux les contrôler

Les scénaristes n'avaient pas eu à se préoccuper de cette question du terrorisme islamiste avant 2001, mais il était urgent de neutraliser cette peur en lui concédant la création de quelques superhéros. Prendre les dieux des vaincus reste jusqu'à ce jour la meilleure façon de les contrôler, de les mettre dans sa poche. Car les superhéros, comme les dieux, finissent toujours par travailler pour ceux qui croient en eux.
Dust, la superhéroïne en burqa de la Marvel (Clayton Henry et Mark Morales/Wikimedia Commons).Dans l'univers Marvel, la superhéroïne qui joue ce rôle est assez inquiétante pour un Français moyen. Dust est afghane et porte une burqa, et – détail qui fait tout son charme – déclare le faire en toute liberté.

Mais elle n'hésite pas à se changer en sable (burqa y compris – miracle des superpouvoirs ! ) pour déchiqueter froidement ses agresseurs masculins.

Depuis 2002, et grâce à Grant Morrison, une femme musulmane en burqa, qui n'est ni féministe convaincue ni islamiste radicale, a intégré l'équipe des X-Men. Pourtant, peut-être en raison de sa trop éphémère actualité, le personnage reste sous-exploité.

Avant elle, Marvel avait fait naître une illustre prédécessrice (deux phonèmes consonantiques autorisés par maître Benjamin Constant himself) : l'Egyptienne Ororo Monroe, dit « Tornade », jouée par Halle Berry sur grand écran.
Tornade jouée par Halle Berry.Le seul problème est que ce personnage est très peu emblématique : cheveux blancs, plus wiccane que musulmane, avec un nom à consonance plus américaine qu'arabe, Tornade est surtout adoptée très tôt par le professeur Xavier, ce qui en fait une sorte de freak fragile et changeante.

Suite à une blague de Chris Claremont, elle est devenue le leader androgyne et punk des X-men dans les années 80 – ce qui était à la fois étrange si l'on se souvenait qu'elle était l'argument exotique et sensuel des X-men d'autrefois, et kitsch, tellement on lui attribuait de caractères contradictoires.

Lui redonner une origine africaine et une conscience politique a été le travail tout récent des scénaristes de Marvel (en la mariant notamment à la Panthère Noire, premier personnage noir et africain des comics).

DC Comics a aussi été associée en 2006 à une entreprise surprenante. Le grand éditeur américain lance un « crossover » avec la Justice League et les 99, un groupe de superhéros créé par le psychothérapeute koweïtien Naif Al-Mutawa.

L'objectif était de proposer un modèle positif pour les enfants palestiniens, et lutter contre l'influence djihadiste et les appels au martyr. L'équipe artistique à l'origine du développement des 99 est composée de pointures de DC, et bien que le « crossover » n'ait pas été un succès, la série est déjà supposée se décliner en dessins animés, en comics diffusés en Inde ou en Indonésie, et en parcs à thème. Mais cette intégration est périphérique.

Batman peut-il être arabe ?

Il y a peu, dans les pages du Detective Annual #12, Batman lui-même a décidé d'offrir à un Français arabe et musulman l'occasion de devenir son Nightrunner. Il est difficile de revenir sur les détails de scénario qui ont fait de Batman une franchise de justiciers qui s'exporte de par le monde.

On va s'en tenir aux éléments essentiels. Bilal Asselah, de Clichy-sous-Bois, algérien, musulman, âgé de 22 ans, sera officiellement en charge de surveiller Paris pour le compte de Bruce Wayne. Il va devoir rétablir la paix entre les sauvageons et les flics, désamorcer les complots ésotériques qui se trament dans les catacombes, et apprendre à faire le deuil de la mort de son ami d'enfance tombé sous les coups des policiers lors des émeutes de 2005.

Mais tout ça sans la cape. La cape est le privilège des deux autres Batmen : Dick Grayson (le premier Robin) et Bruce Wayne (of course).

Batman est un héros différent des autres parce qu'il tire sa force de son invisibilité. Sa cape n'est pas que le signe de sa majesté, elle lui assure aussi de se fondre dans le moindre bout d'ombre à portée de cape, et ne plus laisser apparaître que son regard de justicier sans peur.
Nightrunner (DC).Les autres superhéros de DC ou de Marvel n'ont pas eu la même chance. Quand ils possèdent le pouvoir de se rendre discrets dans l'ombre, il leur est aussi attaché la vertu d'être malins, voire lâches ou roublards. L'invisibilité de Batman au contraire le rapproche encore davantage du prédateur. Il est le chat qui voit sans être vu la souris qu'il s'apprête à croquer.

Et voilà donc Bilal qui débarque du 93, et lui n'est pas invisible. Dans le premier épisode, il s'interpose directement entre les flics et les jeunes, et il se fait péter la gueule. Bref, il n'a rien du chat. Il tire une certaine agilité de ses anciennes séances de semi-yamakasi. Mais Bruce Wayne le juge trop faible au combat et lui apprend tout de suite les rudes vertus de l'entraînement à la matraque télescopique.

Le Franco-Algérien Nightrunner, pas un « vrai sens de la justice » ?

Avant de s'arrêter au carrefour des questions identitaires et de la fiction, il y a déjà une évidence machiavélienne chez Batman qui fascine probablement la plupart de ses lecteurs : le vrai pouvoir est caché – et corollairement, il ne sert absolument à rien de se rendre visible. Superman à l'inverse, qui tire sa force du soleil, fait la promotion permanente du courage et de l'unité patriotique contre le Mal. Deux stratégies politiques s'opposent : l'ancestral machiavélisme à la propagande moderne des relations publiques.

Dès sa publication, la série a suscité une mini-polémique aux Etats-Unis. On pouvait s'y attendre. Pour un Zemmour en France, il y a en des milliers qui surveillent les médias prêts à réagir à propos de la moindre trace de complaisance envers les minorités. Les arguments des conservateurs étaient bien sûr très minces ; le nouveau Batman devait être un vrai Français souchien ou ne pas être. Car pour des mecs comme Avi Green, un musulman ne peut tout simplement pas avoir le sens de la justice :
« Comment se fait-il que Bruce Wayne se rende en France et n'embauche pas un simple Français, garçon ou fille, avec un vrai sens de la justice, et leur préfère plutôt un membre d'une “minorité opprimée” qui a choisi la religion de la paix ? Et c'est ce même Bruce Wayne dont les parents ont été tués des mains d'un simple voyou ! »
L'argument était au fond plus politique qu'anthropologique.
Heimdall (Marvel).Ces lecteurs, vaguement républicains, racistes ou ironiques, se trompent complètement en ne prenant pas conscience du potentiel symbolique de ces superhéros, tout comme il se sont trompés pour l'affaire Thor, où l'un des dieux nordiques, Heimdall, était joué par Idris Elba, un Noir – dans le comics, Heimdall avait simplement un visage sombre couvert d'étoiles.

Dans leurs esprits, les dieux ou les superhéros sont comme une assemblée représentative, pour laquelle ils devraient pouvoir voter et exiger d'eux d'être représentatifs. Mais précisément, un superhéros ou un dieu se situe au-dessus de ces considérations.

Heimdall, par exemple, devait simplement vivre à Asgard, et pas en Norvège, et il est surtout le gardien d'un point multidimensionnel de toutes les couleurs de l'arc en ciel…

Dire qu'il doit être blanc est une racialisation a posteriori de la culture nordique. Un dieu a le droit et le devoir d'être un freak, puisqu'il veille sur une société entière, jusque dans ses contrastes et ses contradictions – là où la politique pour les besoins de l'action doit faire émerger une majorité et une partialité.

Par Richard Mèmeteau 18/07/2011 | 17H08

La suite de l'article de Minorites.org


http://www.rue89.com/2011/07/18/batman-a-clichy-sous-bois-un-superheros-peut-il-etre-arabe-214678

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire