Le site owni.fr, importante figure du digital journalism français, publie l’interview originellement parue sur nonfiction.fr de Dominique Cardon, chercheur au laboratoire des usages de France Telecom R&D. Il y est question de la place du web dans les interactions sociales, culturelles et politiques, et des idées reçues à éviter dans ce débat.
Nonfiction.fr : Est-ce que vous pensez que la société de conversation qui s’est développée sur Internet peut s’élever au débat d’idées ?
Dominique Cardon- Il faut d’abord s’entendre sur ce que l’on entend par “idée”. Dans l’imaginaire de l’Internet participatif, on a souvent considéré que, par un brusque renversement, tous, amateurs et professionnels, allaient produire de l’information et des idées créatives. Après observation, et avec un peu de recul, on se rend compte que les internautes produisent peu d’informations, au sens où on l’entend dans l’espace médiatique traditionnel. Les internautes ne suppléent pas le travail des journalistes, lorsqu’on définit celui-ci par la recherche d’informations originales, le contact avec l’actualité, l’enquête dans des milieux peu accessibles ou l’accès aux sources officielles. En revanche, les internautes apportent une information soit locale, soit experte, qui n’est pas relayée par les médias traditionnels parce qu’elle est jugée sans importance ou trop compliquée ; en cela, ils enrichissent l’espace public.
De la même façon, on se méprend si l’on croit qu’Internet apporte des idées nouvelles, en considérant que les idées sont des énoncés en rupture, absolument inédits, muris dans l’esprit souverain et génial de leur promoteur. Cette vision romantique de l’idée comme rupture soudaine avec les représentations dominantes, entre en contradiction avec la culture du partage sur Internet. L’innovation créative y est d’abord comprise comme un effet émergeant de la mise en commun d’idées qui se reprennent, se mêlent, se déforment et se recombinent les unes les autres. Ce qui est frappant lorsque l’on suit les discussions des blogs, de Twitter ou des commentaires d’articles, c’est que les internautes interprètent tout azimut. Ils commentent, discutent, mettent en relation des faits différents, font varier les points de vue, relisent les informations dans un autre cadre de compréhension, retournent les choses, les poussent à la limite, etc. Internet produit surtout un enchevêtrement d’interprétations.
Beaucoup se gaussent, et se rassurent, en se disant qu’il ne s’agit finalement que d’un immense bavardage de commentateurs insatisfaits et obsessionnels. Mais, il faudrait plutôt louer les vertus démocratiques de cette mise en conversation de la société. En multipliant les points de vue, on contribue à socialiser et à politiser la conversation publique. Ce n’est pas grand-chose, mais cela modifie les perceptions que l’on peut avoir de l’actualité. Les tweets ne font bien souvent que relayer un lien vers un site en ajoutant quelques mots de préface qui donnent un point de vue possible sur le lien en question. Or quand vous allez lire l’article, vous le ferez avec en tête le point de vue de celui qui vous l’a recommandé, en vous demandant s’il a raison ou tort d’avoir perçu les choses ainsi.
C’est cette incorporation des points de vue des autres dans l’appréhension de l’information qui contribue à transformer la relation descendante et silencieuse de l’information des professionnels vers le public. Comme l’a récemment très bien mis en valeur Yves Citton, une interprétation – à la différence d’une connaissance – ne peut se déployer que si elle rencontre l’assentiment d’une communauté d’interprètes – et la production de cet assentiment/dissentiment est la raison pour laquelle nous conversons tant. Les internautes ne cessent de réinterpréter et de cette interprétation, ils font un nouveau texte. De temps en temps, lorsqu’ils parviennent à faire un écart dans le tissu des interprétations des autres, quelque chose comme une idée peut apparaître. Mais croire que cette idée est originale, c’est l’arracher indûment au tissu d’interprétations qui l’a fait naître ; c’est aussi pourquoi, la culture d’Internet est si attachée à un assouplissement des droits de propriété intellectuelle. (...)
par fondapol, le 13 juillet 2011
Lire la suite http://www.fondapol.org/debats/le-web-nest-pas-quun-espace-de-discussions-steriles/
Nonfiction.fr : Est-ce que vous pensez que la société de conversation qui s’est développée sur Internet peut s’élever au débat d’idées ?
Dominique Cardon- Il faut d’abord s’entendre sur ce que l’on entend par “idée”. Dans l’imaginaire de l’Internet participatif, on a souvent considéré que, par un brusque renversement, tous, amateurs et professionnels, allaient produire de l’information et des idées créatives. Après observation, et avec un peu de recul, on se rend compte que les internautes produisent peu d’informations, au sens où on l’entend dans l’espace médiatique traditionnel. Les internautes ne suppléent pas le travail des journalistes, lorsqu’on définit celui-ci par la recherche d’informations originales, le contact avec l’actualité, l’enquête dans des milieux peu accessibles ou l’accès aux sources officielles. En revanche, les internautes apportent une information soit locale, soit experte, qui n’est pas relayée par les médias traditionnels parce qu’elle est jugée sans importance ou trop compliquée ; en cela, ils enrichissent l’espace public.
De la même façon, on se méprend si l’on croit qu’Internet apporte des idées nouvelles, en considérant que les idées sont des énoncés en rupture, absolument inédits, muris dans l’esprit souverain et génial de leur promoteur. Cette vision romantique de l’idée comme rupture soudaine avec les représentations dominantes, entre en contradiction avec la culture du partage sur Internet. L’innovation créative y est d’abord comprise comme un effet émergeant de la mise en commun d’idées qui se reprennent, se mêlent, se déforment et se recombinent les unes les autres. Ce qui est frappant lorsque l’on suit les discussions des blogs, de Twitter ou des commentaires d’articles, c’est que les internautes interprètent tout azimut. Ils commentent, discutent, mettent en relation des faits différents, font varier les points de vue, relisent les informations dans un autre cadre de compréhension, retournent les choses, les poussent à la limite, etc. Internet produit surtout un enchevêtrement d’interprétations.
Beaucoup se gaussent, et se rassurent, en se disant qu’il ne s’agit finalement que d’un immense bavardage de commentateurs insatisfaits et obsessionnels. Mais, il faudrait plutôt louer les vertus démocratiques de cette mise en conversation de la société. En multipliant les points de vue, on contribue à socialiser et à politiser la conversation publique. Ce n’est pas grand-chose, mais cela modifie les perceptions que l’on peut avoir de l’actualité. Les tweets ne font bien souvent que relayer un lien vers un site en ajoutant quelques mots de préface qui donnent un point de vue possible sur le lien en question. Or quand vous allez lire l’article, vous le ferez avec en tête le point de vue de celui qui vous l’a recommandé, en vous demandant s’il a raison ou tort d’avoir perçu les choses ainsi.
C’est cette incorporation des points de vue des autres dans l’appréhension de l’information qui contribue à transformer la relation descendante et silencieuse de l’information des professionnels vers le public. Comme l’a récemment très bien mis en valeur Yves Citton, une interprétation – à la différence d’une connaissance – ne peut se déployer que si elle rencontre l’assentiment d’une communauté d’interprètes – et la production de cet assentiment/dissentiment est la raison pour laquelle nous conversons tant. Les internautes ne cessent de réinterpréter et de cette interprétation, ils font un nouveau texte. De temps en temps, lorsqu’ils parviennent à faire un écart dans le tissu des interprétations des autres, quelque chose comme une idée peut apparaître. Mais croire que cette idée est originale, c’est l’arracher indûment au tissu d’interprétations qui l’a fait naître ; c’est aussi pourquoi, la culture d’Internet est si attachée à un assouplissement des droits de propriété intellectuelle. (...)
par fondapol, le 13 juillet 2011
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