mardi 19 juillet 2011

Tunisie/Vincent Geisser: “Les Tunisiens ont l’impression de s’être fait voler la révolution”

Beaucoup avaient prévenu : la révolution tunisienne ne se ferait pas en un jour et le départ de Ben Ali n’était pas une finalité, seulement la première étape vers la réhabilitation démocratique d’un pays écrasé par des années de dictature. 6 mois plus tard, les avertissements lancés ça et là par les experts prennent tout leur sens. En Tunisie, rien n’a vraiment changé. Preuve en est, l’annonce il y a quelques semaines du report des élections démocratiques initialement prévues pour le mois de juillet. Sous couvert de problèmes d’organisation, le gouvernement de transition (qui compte en son sein nombre d’anciens fidèles de Ben Ali) a décidé de les reporter au 23 octobre.

Vincent Geisser, sociologue et politologue français, spécialiste de la Tunisie, analyse la situation fragile de ce pays ainsi que les récentes manifestations, dans une interview qu’il nous a accordée.

Comment qualifierez-vous la situation actuelle en Tunisie ?
C’est une situation assez emblématique, comme toutes les périodes de transitions survenues dans d’autres dictatures. C’est très compliqué de se reconstruire sereinement après 50 ans d’autocratie. On est aujourd’hui, en dépit du départ du président Ben Ali, dans une société totalement désorganisée. Cela touche autant les policiers ou les instances juridiques que les figures politiques présentes dans le gouvernement de transition. La population tunisienne est au milieu de tout ça et subit indéniablement le revers de la médaille.

Justement comment jugez-vous la crédibilité du gouvernement de transition ?
Béji Caïd Essebsi, le Premier ministre en place, est un ancien du gouvernement Bourguiba. C’est un vrai animal politique et il connait son sujet. Il incarne une certaine aristocratie libérale. Mais je pense que le gouvernement n’a pas vocation à durer dans le système, bien que ses représentants soient de bons techniciens de la transition, cette situation reste ambigüe. Ils n’ont pas été élus par le peuple tunisien, ils manquent donc clairement de légitimité. Puis la décision hâtive, concernant la date des élections et leur report par la suite, dénote tout de même un signe de faiblesse.

Une instabilité politique, mais aussi une situation socio-économique difficile ?
C’est la principale frustration des Tunisiens, ils ont l’impression de s’être fait voler la révolution. Ils ne sentent pas de véritables changements. Ils sont spectateurs malgré eux. Certains de leurs enfants sont morts pour le pays et cette vieille fracture, entre les élites et la Tunisie populaire est encore présente. D’un autre coté, je pense qu’ils sont tributaires de ce manque d’ordre justement. La mise en place par exemple d’une véritable justice serait un grand pas pour la Tunisie. Il faut se débarrasser du fantôme de Ben Ali et de ses élucubrations passées.

Existe-t-il réellement des partis d’opposition, et quelle influence ont-ils dans le pays ?
Oui, il en existe plusieurs: Tunisie Verte (écologique) d’Abdelkader Zitouni, le Parti Socialiste de gauche de Mohamed Kilani et le Parti du Travail Patriotique et Démocratique tunisien, d’Abderrazek Hammami qui sont des partis légaux. Mais il y a aussi le Parti Démocrate Progressiste (PDP) fondé par Néjib Chebbi un ancien avocat et bien sur le Parti Islamiste Ennahda, qui vient d’obtenir sa légalisation après 30 ans d’interdiction. Les partis d’opposition peinent à se faire entendre aujourd’hui. Je ne remets pas en cause leurs idées démocratiques, mais néanmoins, cela reste très flou en matière d’expérience politique. Ils n’ont pas vraiment eu de contacts avec la population ces dernières années, ce qui est inévitable pendant une dictature. Ils ne sont donc pas implantés dans les réseaux sociaux à l’inverse du Parti Islamiste, qui a su garder un lien avec les familles de prisonniers, le voisinage. C’est un des partis les mieux implanté en Tunisie.

Aujourd’hui, quelles relations les Tunisiens entretiennent-ils avec la politique ?
Ils sont très méfiants envers les figures et leaders politiques du moment, il suffit qu’un de leurs discours soit médiatisé, pour que la population s’inquiète. Ces apparitions médiatiques renvoient automatiquement les Tunisiens à des vestiges du passé et aux images de Ben Ali. Il faudra beaucoup de temps pour que la confiance revienne.

On parle, pour ces nouveaux affrontements, de manipulation d’anciens membres du RCD (ex parti de Ben Ali ) qui ne souhaiteraient pas que la démocratie s’installe. Qu’en pensez vous ?
Je discute beaucoup avec des résidents tunisiens que je connais bien et l’heure n’est pas vraiment à la théorie du complot. Je constate plus des dérives sécuritaires et des enclaves autoritaires qu’autres choses. Comme je vous l’ai dit, rien n’a vraiment changé et il va falloir du temps avant que la Tunisie se stabilise. Il reste des gens en colère dans le pays et la police anciennement sous les ordres de Ben Ali ne changera pas de méthode en six mois. Ces nouvelles manifestations sont le fruit de 50 ans de dictature.

19 juillet 2011
 

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