jeudi 28 juillet 2011

Le vertige des métriques

Rien ne me fatigue plus depuis quelque temps que les chiffres. A force de les égrainer – et dieu sait si chaque jour me permet d’en voir passer -, j’avoue ne plus savoir ce qu’ils disent, ne plus les comprendre. Ils me semblent ne plus faire référence à rien.

Or on nous les assène toujours comme une vérité indépassable. Tout le monde y va de son million d’utilisateurs, de ses centaines de milliers de pages vues… Comme si tout service équivalait à un autre. Que veut dire un million d’utilisateurs ? Pour quel service ? A quoi compare-t-on ce chiffre ? Qu’ont fait les gens pour être ainsi comptabilisés ? Ils ont visité une page ? Ils ont téléchargé quelque chose ? Ils ont apposés leur e-mail quelque part ?… Et puis ?! Ils en ont fait quoi ? Ils en ont retiré quoi ?

Le monde réel ne nous a pas habitués à de telles métriques. Peut-on comparer pourtant 300 000 exemplaires vendus d’un journal à son million de visiteurs quotidien ? Peut-on comparer 4 milliards d’exemplaires papiers vendus et 4 milliards de visites comme nous l’explique l’OJD (.pdf) ? Peut-on comparer les téléchargements d’un livre numérique à des ventes papiers quand leur prix est différent ? Peut-on comparer des ventes et des visites ? Des enregistrements et des acheteurs ? Des internautes et des gens qui ont une action sur le monde réel ? Cela ne veut pas dire que les internautes n’en ont pas, au contraire. Mais qu’on achoppe à comparer sans cesse des serviettes avec des torchons.


Image : ce qu’il se passe en 60 secondes sur le web par Go-Gulf.com.

Comme le dit très justement Olivier Ertzscheid, maître de conférence en sciences de l’information sur son blog : “le vertige des grands nombres est constitutif de la statistique du web, formidable écosystème facilitateur et multiplicateur de la moindre interaction, de la moindre navigation, de la moindre publication, de la moindre attention portée. Les chiffres de Facebook sont donc pareillement vertigineux, comme sont vertigineux ceux de Google, de Youtube et de l’ensemble de ces mégalopoles virtuelles dans lesquelles se croisent, chaque jour, deux milliards d’internautes”. Comme le chiffre de la dette américaine, les chiffres du web défaillent à prendre sens. Non seulement nous avons du mal à nous figurer l’abstraction des grands nombres, mais plus encore nous ne savons pas à quoi les comparer. On a bien souvent encore du mal à saisir ce que signifie un million de téléchargement ou de vues par exemple, car on ne sait pas à quoi les comparer dans la réalité. Chaque service égraine pourtant ses chiffres, comme s’ils pouvaient se comparer à d’autres. Les utilisateurs du web 2.0 semblent tout se valoir les uns les autres.

Bien sûr, par essence, le numérique est une machine à produire du chiffre. Chaque appel de page, chaque interaction produisent une démesure de métriques. Mais dont la valeur nous échappe…

“L’extase statistique” devient le socle d’un imaginaire collectif “incapable de littéralement se représenter “ce que représente” le traitement computationnel de 57 milliards d’interactions”. “Le recours aux grands nombres” est “constitutif de la mythologie de l’internet” (au sens des Mythologies de Barthes), explique encore Olivier Ertzscheid. Le numérique s’affirme face au réel par le vertige de ses métriques qui semblent renvoyer au réel le miroir de son insignifiance. Le numérique se pousse sur ses ergots, gonfle ses plumes pour se donner une réalité que son immatérialité lui dénie. Il se gonfle de l’importance des chiffres pour tenter de mieux renvoyer le réel à son insignifiance, quand bien même ses millions de visiteurs n’achèteraient rien, quand bien même ses millions de citoyens ne voteraient pour rien, quand bien même ses millions de visiteurs ne comprendraient rien… Derrière le glissement des chiffres se cache un glissement sémantique. Nous passons des nombres de livres achetés aux nombres de livres téléchargés, nous passons du nombre de téléspectateurs aux nombres de vidéos vues. Nous passons des partisans qui vont coller des affiches à la foule anonyme des signataires de pétitions en ligne. Nous passons des utilisateurs d’un service à ceux qui s’y sont enregistrés une fois… La croissance des métriques cache une dilution de sens.

Le problème c’est que les métriques de l’un et de l’autre ne sont pas comparables. Les chiffres d’achat d’un livre ne sont pas comparables au chiffre de téléchargement du même livre au format numérique. Comme le dit très bien l’historien André Gunthert : “la signification d’un nombre s’établit par comparaison” qui est lui-même “le résultat d’un long travail de familiarisation et de socialisation qui prend en compte tout un écosystème”.

Effectivement, nous ne savons pas ce que représentent les chiffres dont internet nous abreuve. D’autant que leur valeur évolue sans cesse. “Dix millions, c’est beaucoup ou c’est peu? Dans les premières années de YouTube, on s’enthousiasmait lorsqu’on voyait des vidéos atteindre ou dépasser ces étiages comparables avec les plus fortes audiences télévisées. Puis la première vidéo de la plate-forme a doublé le cap du demi-milliard de vues, et il a fallu se rendre à l’évidence : la présence en ligne imposait de réapprendre à manipuler les ordres de grandeur.” Les métriques emplissent tout l’espace, sans que quiconque sache vraiment les comparer. “Les compteurs incertains du web n’offrent qu’un miroir aux alouettes. Les valeurs absolues sont encore plus sujettes à caution que le reste. Plus il y a de chiffres, moins il y a de réalité.”

Le monde réel a su créer de nombreuses métriques pour s’évaluer. Nombre de journaux imprimés, nombre d’entrées au théâtre, nombre de téléspectateurs d’une émission, nombre d’entrées d’un film… Autant de métriques auxquelles les industries culturelles nous ont habitués, c’est-à-dire qu’on sait à peu près décoder, comprendre. Les nouvelles métriques sont d’autant plus fascinantes qu’on les comprend mal et que les compteurs incertains du web, proposés le plus souvent par les services eux-mêmes, avec la plus grande obscurité possible, semblent fascinants à mesure qu’ils s’égrainent.

On a toujours l’impression de connaître ce qu’on mesure. Alphonse Bertillon, l’inventeur de l’anthropométrie judiciaire pensait ainsi qu’on pouvait maîtriser l’homme en le mesurant. Mais cette science de la métrique a aussi donné la phrénologie, cherchant à associer les traits de caractère aux délinéaments humains. Si l’essence de la science repose sur la mesure, comme l’affirme Theodore Porter, professeur de l’histoire des sciences à l’UCLA, dans son livre sur la poursuite de l’objectivité par la confiance dans les nombres, la métrique peut aussi donner lieu aux pires errements.

Nous avons besoin de comprendre les métriques du web. De nous doter d’outils de comparaison. De prendre du recul. De recadrer les chiffres qui défilent sur nos écrans. De les mettre en perspective. Nous avons également besoin de les apprécier par rapport au réel. Mais plus encore il nous faut dépasser les métriques basiques pour aller plus avant dans la compréhension des usages, sinon, nous risquons juste d’être précipité dans une surenchère sans fin et sans issue, où ce qui se délitera assurément, sera surtout notre compréhension.

Continuer à se présenter par de l’objectivation chiffrée est surtout révélateur d’un grand besoin de reconnaissance. Plus les métriques s’emballent et plus l’internet semble en mal d’existence. L’internet aurait-il encore quelque chose à prouver ?

Par Hubert Guillaud le 28/07/11

http://www.internetactu.net/2011/07/28/le-vertige-des-metriques/

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