par Pierre Frackowiak dimanche 15 avril 2012
Les usages imposeront la rupture
Notre société n’a jamais connu un phénomène comparable à celui qui se développe à chaque heure de chaque jour devant nos yeux : l’invasion du numérique. Il nous bouscule, nous surprend, nous laisse souvent perplexe et démuni face aux comportements de nos enfants et de nos élèves.
Comme toute déstabilisation et remise en cause, il provoque généralement un repli sur nos pratiques avec des formes de renforcement des convictions qui relèvent toujours plutôt du conservatisme que de la volonté d’innovation. On s’adapte mais on ne change pas au fond. On ajoute quelques touches de modernité pour avoir bonne conscience par rapport aux exigences du futur, mais on ne se remet pas en cause vraiment.
Le meilleur exemple pour illustrer cette thèse est celui du cours. Malgré le développement dramatique de l’inattention et de l’ennui chez les élèves, on fait cours, c’est-à-dire on transmet ce que l’on sait ou croit savoir, enfermé dans les programmes imposés du haut de la pyramide institutionnelle, même si l’on a confusément conscience que la base de la pyramide n’est aujourd’hui que sables mouvants. La pyramide, elle-même perturbée, n’a pour réponse que le renforcement de l’autorité technocratique pour maintenir, artificiellement, une apparence de cohérence et d’efficacité. Le règne de l’apparence est d’ailleurs devenu la règle.
Cet extraordinaire cercle vicieux est mortifère. Même en y participant, en tant qu’acteur pétrifié ou en tant que complice idéologique, on a confusément conscience que « ça ne va pas et que ça ne peut pas durer », on se laisse absorber par la ouate institutionnelle et on rejette fermement toute idée de rupture. Au nom de la sagesse et de la loyauté, on continue au prix parfois de rudes souffrances. On fait cours. On le prépare bien, mieux si possible pour ceux qui ne sont pas résignés, on y intègre les ressources nouvelles offertes par les TIC avec l’espoir d’intéresser davantage les élèves, de mieux faire « passer » les savoirs. La bonne volonté, la conscience professionnelle sont indiscutables, mais les contraintes sont là : du haut de la pyramide, les exigences et les ordres dégringolent chaque jour, souvent amplifiés à chaque étage. Les tuyaux d’orgues ont une efficacité redoutable pour se protéger et durer.
Tout indique que pour la première fois dans l’histoire de l’école, il va falloir changer radicalement ou disparaître. L’idée est difficile à faire digérer par certains hauts fonctionnaires. Pour la première fois, le modèle réformiste doux qui cherche à faire évoluer le système par la modernisation des marges, voisin du modèle rude du maintien du système par le renforcement de l’autorité et de la technocratie, est incontestablement voué à l’échec. L’école sera détruite, à la grande satisfaction des ultras libéraux, ou fossilisée, au désespoir des progressistes impuissants, si elle n’accepte pas la rupture.
Dans cette classe de troisième d’un collège ordinaire d’une petite ville de province paisible, 25 élèves. Mixité sociale garantie. 23 sur 25 possèdent un téléphone portable du dernier cri ou de l’avant dernier cri, qu’ils utilisent sans cesse. Les deux malheureux qui n’en ont pas ne sont pas des enfants de pauvres, au contraire, ce sont des enfants de familles aisées, plutôt proches des habitants du sommet de la pyramide, qui ont des principes : on ne prend pas son téléphone au collège. 10 ont un iphone qu’ils maîtrisent parfaitement, y compris dans ses fonctions les plus sophistiquées.
Ceux qui ne l’ont pas encore en raison de leur coût très élevé, sauront à leur tour les manipuler sans problème, sans formation formelle, sans stage, sans cours d’iphonie Tous ont un ordinateur, y compris ceux des familles les plus modestes. Tous ont une adresse électronique et l’utilisent. Tous sont sur facebook. Et ce petit monde vit sa vie en dehors de l’école, se désintéressant de plus en plus de l’école, et depuis longtemps déjà. Ils apprennent, échangent, dialoguent, découvrent, cherchent, réfléchissent. Le prof de technologie leur demande de dessiner un cerf-volant, ils regardent le fonctionnement de l’Airbus A 380. Il faudrait d’abord apprendre le cerf-volant dans le cadre d’une progression rigide, comme il faut apprendre la grammaire avant d’apprendre à parler. La vie n’entre pas à l’école, elle est hors de l’école, envahissante et vraie, à côté de savoirs scolaires dont les élèves ne comprennent pas le sens.
Curieusement, un certain nombre de professeurs sont saisis par le phénomène, ils passent du temps sur internet, ils fréquentent les sites pédagogiques, ils se mettent en réseaux hors institution, mais leurs pratiques dans la sphère privée n’impactent que faiblement leur conception du métier et leurs choix pédagogiques. Il faut bien faire cours, la lourdeur de la pyramide impose une séparation nette entre la vie et l’école.
Comment stopper la spirale infernale ?
Il faudrait refonder, repenser, réformer, oser, s’engager. L’ampleur de la tâche donne le vertige et provoque des dilemmes terribles. Faute d’avoir à la fois une vision prospective et le courage de regarder des réalités comme les usages des TIC, la frilosité redevient de rigueur. Certains de mes amis ont peut-être raison, je le concède. Réformer, refonder, mais pas n’importe comment, disent-ils. Même si les programmes de 2008, par exemple, sont d’une indigence rare et portent une orientation idéologique dangereuse, il serait difficile d’imposer de nouveaux programmes d’emblée, prenant le risque d’un rejet massif au nom de la réformite insupportable et d’accroître la souffrance des enseignants. Pourtant, il faut s’engager dans la voie de la refondation. Comment faire ?
Je propose une pause, un temps de respiration, une remise à plat des politiques éducatives, une mobilisation de l’intelligence collective de la base de la pyramide. Ne pas décréter du haut de la pyramide et du sommet des experts, donner la parole à la base du système, interpeller la Nation.
Durant au moins un an, pour l’enseignement obligatoire, on suspend les nouveaux vieux programmes de 2008, on arrête les évaluations angoissantes et stériles, on annule les mesures les plus contestées (l’aide individualisée, les 4 jours…), on exige que les corps d’inspection deviennent des accompagnateurs de la réflexion et des expérimentations. L’Etat détermine les valeurs, fixe les finalités et les objectifs généraux… Une grande campagne sur l’éducation éclaire l’opinion publique. Les médias sont mobilisés. On demande aux équipes de construire les programmes en travaillant sur les usages, sur la vérité, sur les réalités, sur l’exploitation de l’environnement, on invente ensemble, sereinement, sans pression et sans chape de plomb, l’école du futur. Partir de ce que savent les élèves, de ce qu’ils savent faire, de ce qu’ils voudraient savoir, tout ce que l’école ignore jusqu’alors, prendre résolument en compte les usages du numérique pour orienter les apprentissages scolaires dans la perspective d’une école enfin en phase avec le réel, avec la vie, capable de se projeter.
Permettre de rompre avec des pratiques sclérosées et de prendre en compte les usages et les réalités. Les conservateurs peuvent toujours crier. Viscéralement attachés au passé et à leurs sacro saintes disciplines scolaires, ils ne sont plus crédibles. Ils crieront avec le chœur des nostalgiques que ce serait folie de donner de la liberté et de la confiance aux enseignants en leur demandant de mettre les élèves au centre. Ils se trompent. Les élèves respirent ailleurs qu’à l’école Les choses ne peuvent bouger qu’avec les enseignants, avec les élèves, avec l’ensemble de la communauté éducative des territoires et pas avec les circulaires, les injonctions, les contrôles et l’autoritarisme.
Liberté, confiance, intelligence. Un temps de bonheur garanti pour les élèves et pour les enseignants. Une révolution peut-être, mais aussi une vraie mobilisation et un immense espoir.
Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.
http://www.educavox.fr/L-ecole-et-le-numerique
Les usages imposeront la rupture
Notre société n’a jamais connu un phénomène comparable à celui qui se développe à chaque heure de chaque jour devant nos yeux : l’invasion du numérique. Il nous bouscule, nous surprend, nous laisse souvent perplexe et démuni face aux comportements de nos enfants et de nos élèves.
Comme toute déstabilisation et remise en cause, il provoque généralement un repli sur nos pratiques avec des formes de renforcement des convictions qui relèvent toujours plutôt du conservatisme que de la volonté d’innovation. On s’adapte mais on ne change pas au fond. On ajoute quelques touches de modernité pour avoir bonne conscience par rapport aux exigences du futur, mais on ne se remet pas en cause vraiment.
Le meilleur exemple pour illustrer cette thèse est celui du cours. Malgré le développement dramatique de l’inattention et de l’ennui chez les élèves, on fait cours, c’est-à-dire on transmet ce que l’on sait ou croit savoir, enfermé dans les programmes imposés du haut de la pyramide institutionnelle, même si l’on a confusément conscience que la base de la pyramide n’est aujourd’hui que sables mouvants. La pyramide, elle-même perturbée, n’a pour réponse que le renforcement de l’autorité technocratique pour maintenir, artificiellement, une apparence de cohérence et d’efficacité. Le règne de l’apparence est d’ailleurs devenu la règle.
Cet extraordinaire cercle vicieux est mortifère. Même en y participant, en tant qu’acteur pétrifié ou en tant que complice idéologique, on a confusément conscience que « ça ne va pas et que ça ne peut pas durer », on se laisse absorber par la ouate institutionnelle et on rejette fermement toute idée de rupture. Au nom de la sagesse et de la loyauté, on continue au prix parfois de rudes souffrances. On fait cours. On le prépare bien, mieux si possible pour ceux qui ne sont pas résignés, on y intègre les ressources nouvelles offertes par les TIC avec l’espoir d’intéresser davantage les élèves, de mieux faire « passer » les savoirs. La bonne volonté, la conscience professionnelle sont indiscutables, mais les contraintes sont là : du haut de la pyramide, les exigences et les ordres dégringolent chaque jour, souvent amplifiés à chaque étage. Les tuyaux d’orgues ont une efficacité redoutable pour se protéger et durer.
Tout indique que pour la première fois dans l’histoire de l’école, il va falloir changer radicalement ou disparaître. L’idée est difficile à faire digérer par certains hauts fonctionnaires. Pour la première fois, le modèle réformiste doux qui cherche à faire évoluer le système par la modernisation des marges, voisin du modèle rude du maintien du système par le renforcement de l’autorité et de la technocratie, est incontestablement voué à l’échec. L’école sera détruite, à la grande satisfaction des ultras libéraux, ou fossilisée, au désespoir des progressistes impuissants, si elle n’accepte pas la rupture.
Dans cette classe de troisième d’un collège ordinaire d’une petite ville de province paisible, 25 élèves. Mixité sociale garantie. 23 sur 25 possèdent un téléphone portable du dernier cri ou de l’avant dernier cri, qu’ils utilisent sans cesse. Les deux malheureux qui n’en ont pas ne sont pas des enfants de pauvres, au contraire, ce sont des enfants de familles aisées, plutôt proches des habitants du sommet de la pyramide, qui ont des principes : on ne prend pas son téléphone au collège. 10 ont un iphone qu’ils maîtrisent parfaitement, y compris dans ses fonctions les plus sophistiquées.
Ceux qui ne l’ont pas encore en raison de leur coût très élevé, sauront à leur tour les manipuler sans problème, sans formation formelle, sans stage, sans cours d’iphonie Tous ont un ordinateur, y compris ceux des familles les plus modestes. Tous ont une adresse électronique et l’utilisent. Tous sont sur facebook. Et ce petit monde vit sa vie en dehors de l’école, se désintéressant de plus en plus de l’école, et depuis longtemps déjà. Ils apprennent, échangent, dialoguent, découvrent, cherchent, réfléchissent. Le prof de technologie leur demande de dessiner un cerf-volant, ils regardent le fonctionnement de l’Airbus A 380. Il faudrait d’abord apprendre le cerf-volant dans le cadre d’une progression rigide, comme il faut apprendre la grammaire avant d’apprendre à parler. La vie n’entre pas à l’école, elle est hors de l’école, envahissante et vraie, à côté de savoirs scolaires dont les élèves ne comprennent pas le sens.
Curieusement, un certain nombre de professeurs sont saisis par le phénomène, ils passent du temps sur internet, ils fréquentent les sites pédagogiques, ils se mettent en réseaux hors institution, mais leurs pratiques dans la sphère privée n’impactent que faiblement leur conception du métier et leurs choix pédagogiques. Il faut bien faire cours, la lourdeur de la pyramide impose une séparation nette entre la vie et l’école.
Comment stopper la spirale infernale ?
Il faudrait refonder, repenser, réformer, oser, s’engager. L’ampleur de la tâche donne le vertige et provoque des dilemmes terribles. Faute d’avoir à la fois une vision prospective et le courage de regarder des réalités comme les usages des TIC, la frilosité redevient de rigueur. Certains de mes amis ont peut-être raison, je le concède. Réformer, refonder, mais pas n’importe comment, disent-ils. Même si les programmes de 2008, par exemple, sont d’une indigence rare et portent une orientation idéologique dangereuse, il serait difficile d’imposer de nouveaux programmes d’emblée, prenant le risque d’un rejet massif au nom de la réformite insupportable et d’accroître la souffrance des enseignants. Pourtant, il faut s’engager dans la voie de la refondation. Comment faire ?
Je propose une pause, un temps de respiration, une remise à plat des politiques éducatives, une mobilisation de l’intelligence collective de la base de la pyramide. Ne pas décréter du haut de la pyramide et du sommet des experts, donner la parole à la base du système, interpeller la Nation.
Durant au moins un an, pour l’enseignement obligatoire, on suspend les nouveaux vieux programmes de 2008, on arrête les évaluations angoissantes et stériles, on annule les mesures les plus contestées (l’aide individualisée, les 4 jours…), on exige que les corps d’inspection deviennent des accompagnateurs de la réflexion et des expérimentations. L’Etat détermine les valeurs, fixe les finalités et les objectifs généraux… Une grande campagne sur l’éducation éclaire l’opinion publique. Les médias sont mobilisés. On demande aux équipes de construire les programmes en travaillant sur les usages, sur la vérité, sur les réalités, sur l’exploitation de l’environnement, on invente ensemble, sereinement, sans pression et sans chape de plomb, l’école du futur. Partir de ce que savent les élèves, de ce qu’ils savent faire, de ce qu’ils voudraient savoir, tout ce que l’école ignore jusqu’alors, prendre résolument en compte les usages du numérique pour orienter les apprentissages scolaires dans la perspective d’une école enfin en phase avec le réel, avec la vie, capable de se projeter.
Permettre de rompre avec des pratiques sclérosées et de prendre en compte les usages et les réalités. Les conservateurs peuvent toujours crier. Viscéralement attachés au passé et à leurs sacro saintes disciplines scolaires, ils ne sont plus crédibles. Ils crieront avec le chœur des nostalgiques que ce serait folie de donner de la liberté et de la confiance aux enseignants en leur demandant de mettre les élèves au centre. Ils se trompent. Les élèves respirent ailleurs qu’à l’école Les choses ne peuvent bouger qu’avec les enseignants, avec les élèves, avec l’ensemble de la communauté éducative des territoires et pas avec les circulaires, les injonctions, les contrôles et l’autoritarisme.
Liberté, confiance, intelligence. Un temps de bonheur garanti pour les élèves et pour les enseignants. Une révolution peut-être, mais aussi une vraie mobilisation et un immense espoir.
Mais vous n’êtes pas obligé d’être d’accord.
http://www.educavox.fr/L-ecole-et-le-numerique
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