vendredi 6 avril 2012

Le temps de la défiance

Par François Dubet, sociologue, directeur d'études à l'EHESS

LE MONDE | 05.04.2012 à 13h34


En France, l'école est arrivée au terme d'un long cycle de massification. Durant plus de quarante ans, les politiques scolaires de droite et de gauche ont ouvert le collège à tous, puis le lycée et l'enseignement supérieur, au plus grand nombre. La confiance républicaine dans l'école était si forte que l'on pensait que l'ouverture d'une l'école malthusienne était bonne pour la société et les individus. Ce fut un succès : les inégalités d'accès aux études se sont réduites et le niveau scolaire s'est élevé. Depuis une quinzaine d'années, ce mouvement de massification a atteint son étiage et nous sommes entrés dans le temps de la défiance et de la déception.

Les comparaisons internationales nous apprennent que l'école française accentue les inégalités. Les bons élèves y sont moins nombreux qu'ailleurs alors qu'un quart des élèves sont très faibles au terme de l'école élémentaire et que plus de 100 000 d'entre eux quittent l'école sans rien. Les inégalités scolaires se reproduisent entre les générations. Ce constat est si net que ceux qui le peuvent cherchent à tirer leur épingle du jeu en choisissant la bonne école, publique ou privée, et la bonne filière, soit pour ne pas se déclasser, soit pour essayer de s'élever un peu puisque les inégalités se creusent à l'intérieur même du système. Dans un pays qui a cru que l'école participait de la justice sociale, ce constat est amer.

En France, l'école a le monopole de la définition du mérite des individus et les diplômes sont indispensables pour accéder à l'emploi. Cependant, la croyance dans l'efficacité des diplômes cause des difficultés. D'abord, les formations et les diplômes se hiérarchisent à partir du modèle réservé aux élites et le système d'orientation fonctionne comme un ensemble de choix négatifs dans lequel on est plus défini par ses incompétences que par ses projets.

Une des conséquences de cette emprise scolaire est la faiblesse du système de formation professionnelle et de formation tout au long de la vie . Ensuite les liens entre les diplômes et l'emploi se diversifient ; serrés et rentables pour les élites, ils sont détendus et peu rentables pour certaines formations généralistes. Dans tous les cas, le rapport utilitariste aux études ne cesse de se renforcer puisque tout le monde est obligé de jouer pour faire la différence.

Quoi qu'il en coûte de le reconnaître, toutes les enquêtes montrent que l'école française n'est pas accueillante. Elle compte trop de désordres et de violences pour former des citoyens vertueux et des élèves confiants. Contrairement aux rumeurs sur le "laxisme" scolaire, les élèves français sont stressés, beaucoup ont peur et n'ont aucune confiance en eux puisqu'ils savent qu'ils sont dans une machine chargée de les "trier" plutôt que dans une institution tenue de les éduquer.

Même si les dix dernières années n'ont pas amélioré l'état de l'école avec l'étiolement de la formation des enseignants, la réduction du nombre de postes, l'accentuation de la concurrence et la réforme de l'école élémentaire réduisant le temps passé à l'école, on ne saurait imputer les difficultés de l'école aux seules années Sarkozy. Le mal est plus profond parce que nous avons massifié l'école sans en changer l'architecture, la pédagogie et les modes de sélection.

Les anciens cadres craquent malgré la multiplication des réformes qui épuisent les enseignants sans donner pour autant l'impression de changer les choses. Il y a cependant une bonne nouvelle : la campagne présidentielle ne cache plus les problèmes scolaires sous le tapis comme ce fut le cas lors des élections précédentes. Deux projets se dessinent.

La droite veut revenir à la sélection précoce en cassant le collège unique. Le rêve égalitaire est dénoncé comme une utopie. Elle veut mettre les établissements en concurrence par l'accentuation de l'autonomie. Elle veut responsabiliser les enseignants en payant plus ceux qui travailleront plus, renforcer les politiques de soutien des plus faibles sans toucher le coeur du système. Elle veut rétablir l'ordre tout en multipliant les dispositifs d'excellence qui "sauveront" les bons élèves d'origine modeste, sans dire ce qu'on fera des autres.

Face à ce projet, la gauche peut être tentée d'adopter une position défensive. Mais, si des moyens sont nécessaires, il n'est pas évident qu'il soit bon d'utiliser 60 000 postes pour faire plus de ce qui ne fonctionne guère. La gauche veut renforcer l'école élémentaire et la rapprocher du collège ; et surtout former les enseignants comme des professionnels. Comme la droite, la gauche sait que le temps de présence des enseignants et l'organisation du temps scolaire sont un enjeu essentiel sans trop dire comment elle s'y prendra. Elle sait enfin que la formation professionnelle des jeunes et des adultes doit offrir des alternatives de formation crédibles.

En dépit de constats communs, les programmes de la droite et de la gauche ne peuvent pas être confondus car ils esquissent les projets de mutation de l'école contrastés. La première regarde plutôt vers les sociétés libérales, la seconde plutôt vers les sociétés sociales-démocrates. Cette situation est saine dans une démocratie.

Mais la difficulté réside dans la capacité politique de mettre en oeuvre ces mutations alors que tous savent que l'école est une bombe politique susceptible d'exploser quand les corporatismes sont menacés et quand les équilibres entre les classes sociales qui se reproduisent dans et par l'école sont mis en cause. Le problème de la droite, c'est que les enseignants ne votent pas pour elle ; celui de la gauche, c'est qu'ils votent pour elle.

François Dubet, sociologue, directeur d'études à l'EHESS

http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/05/le-temps-de-la-defiance_1681127_3232.html

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