lundi 16 septembre 2013

Au-delà du Big Bang : balade en cosmologie

La théorie du Big Bang en cosmologie est satisfaisante à bien des égards, mais ne répond pas à des anomalies observées, comme l’énergie et la matière noires. L’état actuel des connaissances sur l’origine de l’univers et les nouvelles pistes des théoriciens sont présentés dans ce dossier.

Peut-on comprendre l’univers ? De nombreux physiciens travaillent à donner une explication satisfaisante aux origines de notre cosmos. La théorie du Big Bang en est un fameux exemple. Bien qu’elle ait enregistré des succès, elle rencontre aussi des écueils, qui invitent à regarder au-delà ou dans de nouvelles directions.


Malgré les résultats récents de la physique théorique, comme la découverte du boson de Higgs au LHC ou l’image la plus précise durayonnement fossile réalisée par le satellite Planck, notre modèle cosmologique reste impuissant devant des mystères comme la matière ou l’énergie noire. Bien comprendre l’état de nos connaissances sur l’origine de l’univers est essentiel pour concevoir le foisonnement de théories qui se développent en cosmologie ces dernières années, comme la théorie des cordes, celle de la gravitation quantique ou du multivers.

Il ne va pas de soi que le monde peut être pensé. Il ne va pas de soi qu’une physique, une science de la nature donc, est possible. Il ne va pas de soi qu’elle nous apprend quelque chose du monde qui dépasse ce que notre esprit y a lui-même instillé. Il faut, je crois, cheminer en cosmologie en ne négligeant jamais l’étonnement primitif de ce semblant d’intelligibilité.

Il est impossible de ne pas faire face à l’interrogation de Heidegger revisitant Leibniz : « Pourquoi y a-t-il l’Étant et non pas plutôt rien ? » Ce qui n’est d’ailleurs pas sans faire écho à l’inquiétude de Wittgenstein, représentant pourtant une tradition philosophique réputée divergente. « Ce qui est mystique, ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est. » Une immense étrangeté vertèbre l’existence même de l’univers et le fait qu’il nous soit, au moins un peu, accessible.


Mathématicien et philosophe, Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) s'est interrogé sur la capacité de l'esprit humain à comprendre l'univers, ainsi que sur les principes physiques et métaphysiques à l'origine du monde dans sa totalité. © DP

Au-delà de cette curieuse capacité de la physique à appréhender le réel, il est remarquable que l’univers lui-même soit un objet d’étude scientifique. L’univers n’est pas un système comme les autres. D’abord, nous faisons partie du système décrit. Nous sommes un élément de l’univers, une parcelle du système considéré. Ensuite, l’expérience est non reproductible. La « naissance » de l’univers n’a eu lieu qu’une fois ! Le protocole opératoire de la physique consiste à tenter d’inférer des lois à partir de l’observation de régularités lors de la réitération d’expériences similaires. C’est inenvisageable en cosmologie. De plus, les « conditions initiales » jouent ici un rôle très particulier.

La physique ne peut prédire la position de chute d’une pierre que si l’on spécifie la manière dont elle est jetée : sa vitesse et sa position primitives. C’est ce que les scientifiques nomment les conditions initiales. Elles sont toujours extérieures et antérieures à l’expérience considérée. Or, précisément, le système univers ne comporte ni extériorité ni antériorité. Pas d’avant, pas d’ailleurs. Qui peut donc fixer les conditions initiales essentielles aux prédictions ? Comment ? Enfin, dans l’étude de l’univers, c’est l’état actuel qui est connu et l’état primitif qui est recherché. Il faut penser « à rebours ». Sans même mentionner que les énergies en jeu dans les premiers instants du cosmos sont sans aucun doute beaucoup plus importantes que ce qui a jamais été — et que ce qui sera sans doute jamais — testé sur Terre. Pour toutes ces raisons, la possibilité même d’une cosmologie pourrait sembler compromise à priori.

Le petit miracle de la cosmologie tient à ce qu’en dépit de ces difficultés — à moins que ce ne soit en partie grâce à elles —, elle s’est effectivement constituée comme une science, et même, comme une science de précision.

Quel est le véritable aspect du cosmos ? Quelle serait l’apparence du firmament si nos yeux étaient nettement plus sensibles ? Ces questions sont essentielles pour la cosmologie. Il est pourtant impossible d’y répondre simplement.

La lumière est une onde caractérisée par son énergie, et nos yeux sont ainsi sensibles à une gamme d’énergies extrêmement réduite. Il existe dans la nature des photons dont l’énergie peut être des milliers de milliards de fois plus grande ou plus petite que celle perçue par nos yeux. Le minuscule intervalle visible, représentant une gamme dont le maximum et le minimum ne diffèrent que d’un facteur deux, est à comparer au facteur gigantesque qui sépare les photons radio desphotons gamma. Nous sommes presque totalement « aveugles », nous vivons dans un bain de rayonnements cachés.

Cette extraordinaire diversité des images du monde que nous livre l’astrophysique contemporaine est au cœur de l’attrait de la (re)présentation scientifique de l’univers. Moins que l’esthétique —plastique ou chromatique — d’une des représentations, c’est leur profusion qui me semble fascinante.

Les ondes lumineuses de très basse énergie se nomment ondes radio. Les ondes radio ont révélé de nombreux processus non thermiques dans l’univers. En particulier, les ondes radio ont mis en évidence le rayonnement dit synchrotron qui, lui-même, témoigne de la présence de particules très rapides dans des champs magnétiques. Beaucoup d’autres objets ont été découverts grâce aux ondes radio, à commencer par les fameux quasars.


Le spectre des observations en astronomie est large, des ondes radio aux rayons gamma en passant par les micro-ondes et les rayons X. La bande de la lumière visible n'y occupe qu'une toute petite part, bien qu'elle soit celle où rayonnent la majorité des étoiles sur la séquence principale. Plusieurs instruments sont dédiés à l'observation d'une petite fenêtre sur le cosmos observable. Ainsi, Chandra observe dans le domaine des rayons X, alors que Herschel a observé dans celui de l'infrarouge (infrared). © American Astronomical Society

À un peu plus haute énergie, dans le domaine des micro-ondes, le ciel est baigné par le fond derayonnement cosmologique. Ces ondes sont extrêmement nombreuses : des milliers de milliards de photons de cette nature heurtent notre main chaque seconde ! Du point de vue cosmologique, ce rayonnement est extraordinairement important. Mais du point de vue esthétique, tout au contraire, le ciel est plutôt sans intérêt à cette énergie : il est presque parfaitement uniforme.

À plus haute énergie encore s’ouvre le domaine des infrarouges, dans lequel de nombreuses sources astrophysiques émettent l’essentiel de leur rayonnement. Il est important en ce qu’il révèle, par exemple, les zones de formation des étoiles, permettant de comprendre les mécanismes à l’œuvre dans l’émergence des structures stellaires.

Au-delà de la minuscule fenêtre visible s’ouvre le domaine des ultraviolets. Ces ondes permettent d’accéder à des objets très chauds, qui émettent au-delà de la température du Soleil. Elles dessinent elles aussi un autre univers.

À plus haute énergie encore, dans le domaine des rayons X, se révèlent, entre beaucoup d’autres objets, des systèmes binaires où deux astres tournent frénétiquement l’un autour de l’autre. Ce sont des phénomènes très impressionnants, et souvent catastrophiques. Des cataclysmes célestes. On peut ainsi découvrir des étoiles à neutrons dont la densité avoisine un milliard de tonnes par centimètre cube ! Soit 100.000 milliards de fois supérieure à celle du plomb…


La galaxie d'Andromède possède différents visages, selon qu'on l'observe dans l'infrarouge (infrared), dans le visible (optical) ou en rayons X (X-rays). © Esa

Les ondes de lumière les plus énergétiques jamais mesurées se nomment rayons gamma. Ils sont évidemment un moyen privilégié pour accéder à des processus exotiques dans l’univers. Dans le domaine des rayons gamma « durs », celui des plus hautes énergies parmi les plus hautes énergies, le ciel est essentiellement noir. Ni le Soleil, ni les autres étoiles, ni bien sûr les planètes ne sont capables d’émettre de tels rayonnements. Étonnamment, pour des yeux sensibles aux rayons gamma, c’est un astre pourtant ténu dans le domaine visible qui s’imposerait comme nouvel astre du jour et étincellerait intensément : la nébuleuse du Crabe. Cette étoile à neutrons irradiant le milieu interstellaire brillerait de mille feux dans le « ciel gamma », alors qu’elle est invisible à l’œil nu... Autre image, même ciel.

De plus, les photons ne sont pas les seuls médiateurs du cosmos. D’autres « véhicules » peuvent également être utilisés. Les neutrinos sont des particules fantômes. Ils présentent une caractéristique exceptionnelle : ils n’interagissent pratiquement pas avec la matière qu’ils traversent. C’est une propriété fantastique. Ils ne sont ni dégradés ni absorbés : ils gardent donc l’empreinte des processus physiques qui les produisent. Il existe aussi des noyaux chargés : protons, hélium, béryllium… L’instrument AMS, sur lequel je travaille, est un énorme détecteur de telles particules, aujourd’hui placé sur la Station spatiale internationale. Il mesure ces « rayons cosmiques » à un rythme effréné, de l’ordre d’un millier par seconde. Les premiers résultats sont magnifiques ! Enfin, au-delà des neutrinos et des particules chargées, on peut aujourd’hui espérer détecter des ondes gravitationnelles. Il s’agit ni plus ni moins que d’observer directement la géométrie de l’univers ! La démarche est extrêmement complexe, parce que le phénomène est plus que ténu : ces ondes sont minuscules. Mais le jeu en vaut la chandelle, puisqu’il s’agira, pour la première fois dans l’histoire, de voir le cosmos avec des yeux de géomètre.

Des ondes radio aux photons gamma, des infrarouges aux ultraviolets, des neutrinos aux ondes gravitationnelles, chaque « médiateur » du cosmos dessine un autre monde. Tous ces mondes sont réels. Ils sont les facettes de notre univers. Ils nous parlent de son passé, de son origine, parfois de son devenir.

Comment l’univers pourrait-il ne pas être éternel ? On peut aisément admettre que les Hommes naissent et meurent. Que les planètes naissent et meurent. Mais comment le contenant, l’espace lui-même, pourrait-il naître ou mourir ? La raison imposerait de penser un univers éternel dans lequel se déploient des phénomènes temporels. C’est pourtant très exactement ce que vient contester le modèle du Big Bang. Bien que nous soyons maintenant habitués à cette idée de Big Bang, je pense qu’il est essentiel de ressentir à quel point elle est étrange.
Le modèle du Big Bang repose sur de nombreux piliers. Premièrement, le ciel de nuit est noir. Cette remarque désuète pointe en fait vers un véritable paradoxe. Si l’univers était statique et éternel, plus ou moins uniformément empli d’étoiles, il ne pourrait en être ainsi. Rien ici ne donne d’argument décisif en faveur du modèle du Big Bang. Mais cet état de fait montre au moins que l’image la plus intuitivement acceptable — un cosmos figé et existant de toute éternité — ne fonctionne pas.

Deuxièmement, l’argument décisif, le plus évident, le plus incontournable, le plus simple aussi, est très certainement l’observation de l’éloignement des galaxies. Chaquegalaxie observée dans l’univers s’éloigne de chaque autre. Découvert, dit-on, par Hubble (mais en réalité plutôt par l’astronome américain Vesto Slipher, ou même par le chanoine et physicien belge Georges Lemaître), ce phénomène est immensément lourd de conséquences. Il dessine immédiatement l’image d’un univers en expansion, à l’instar d’une gigantesque bombe en explosion.


Georges Lemaître (1894-1966), à gauche, et Edwin Hubble (1889-1953), à droite, sont les premiers à avoir observé l’éloignement des galaxies. Le télescope sur la gauche est le télescope Hooker du mont Wilson en Californie. Le télescope spatial Hubble est sur la droite. © A. Feild, Nasa, Esa

Troisièmement, dès lors que l’on observe un univers en expansion se pose inévitablement la question de son âge. Si, en effet, les points d’univers s’éloignent les uns des autres, il doit exister un instant où tous ces points se touchaient. À partir de la vitesse d’expansion observée, il est très facile d’inférer approximativement le temps qui nous sépare de cet événement primitif. Et de façon remarquable, les plus vieux objets astrophysiques ont un âge qui est proche de cette valeur, mais un peu inférieur. C’est un résultat très convaincant en faveur du modèle du Big Bang.

Quatrièmement, étant donné que la lumière se déplace à une vitesse finie, les objets lointains sont observés tels qu’ils étaient « dans le passé ». Or, en étudiant certaines galaxies, il apparut dès le milieu du XXe siècle que les plus proches différaient des plus lointaines. Autrement dit, puisque voir loin, c’est voir tôt, une évolution temporelle a eu lieu. C’est un argument décisif. Si l’univers existait de toute éternité, il n’y aurait aucune raison de se trouver en plein cœur d’une phase d’évolution.

Cinquièmement, la physique nucléaire est une science bien maîtrisée. On peut, grâce à elle, prédire ce que devraient être les abondances des différents atomes dans un modèle de type Big Bang. Aujourd’hui, ces études sont très sophistiquées, et à l’exception d’une légère tension pour le lithium 7 (un noyau comportant 3 protons et 4 neutrons), l’adéquation entre les prédictions et les mesures est remarquable. Ce bon accord entre les observations et les contraintes imposées par le modèle du Big Bang est un élément central et subtil en sa faveur.

Sixièmement, le rayonnement fossile est sans doute la découverte la plus importante de la cosmologie contemporaine. La mise en évidence d’un bain de « lumière » emplissant tout l’univers, de façon très homogène, et présentant exactement l’énergie attendue est un immense succès, et une confirmation éclatante du modèle du Big Bang. Le satellite Cobe en a mesuré la dispersion en température. L’histoire ne s’est pas achevée ici, et un second satellite, WMap, est allé beaucoup plus loin : il s’est intéressé plus en détail aux infimes différences de températures que présente ce rayonnement dans des directions différentes. Aujourd’hui, c’est Planck, un satellite de l’Esa, qui donne les meilleurs résultats concernant le rayonnement fossile, avec une sensibilité plusieurs centaines de fois supérieure à celle de WMap. Il permet d’affiner encore notre description quantitative du modèle du Big Bang et de construire une cosmologie de haute précision.


Le satellite Planck devant la carte la plus précise à ce jour des fluctuations de température du rayonnement fossile. Sa découverte est l’un des arguments forts en faveur du modèle du Big Bang. © Esa

Que nous dit la cosmologie à propos de la science ? Je crois que ce qui caractérise cette démarche n’est ni une visée ni une méthode. Je crois que c’est une tension. Une tension entre d’une part l’immense liberté dont jouit le chercheur, et d’autre part cette altérité absolue qui s’impose, parfois avec violence, lors de la découverte. Il y a incontestablement quelque chose de démiurgique dans l’élaboration d’un modèle scientifique. Une description du monde est évidemment aussi la création d’un monde.

Mettre une théorie sur pied (ou même donner sens à une observation) exige une immense liberté et une belle capacité d’invention. Mais en contrepoint, force est de constater que ce qui est vu n’est pas toujours ce qui était attendu. Peut-être même n’est-ce jamais exactement le cas. Une « extériorité » radicale semble être ici en mesure de reprendre ses droits. Ce subtil mélange entre le geste créatif du scientifique, finalement assez peu contraint, et la surprise qui, inéluctablement, se révèle lorsque le réel est plus intensément ou plus judicieusement scruté est sans doute constitutif de la spécificité de la démarche.

Bien sûr, les élaborations scientifiques sont socialement déterminées. Notre modèle cosmologique n’est évidemment pas insensible au contexte sociétal dans lequel il se dessine. Il dit pourtant quelque chose du monde. Quelque chose de correct. Quelque chose qui n’est pas une simple tautologie. Mais il le dit suivant une vérité qui est elle-même construite et contractuelle, réfutable et mortelle.

02/09/2013 - Par Aurélien Barrau, Enseignant chercheur cosmologie

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