Dans la lignée de l’ouvrage "Internet rend-il bête ?" de Nicholas Carr, de nombreux chercheurs soulignent l’influence qu’aurait Internet sur notre façon de penser ou de nous concentrer.
La nomophobie est le fait de contrôler en permanence ses réseaux sociaux de peur de rater quelque chose.
Atlantico : Une étude de Business Insider révèle que 88% des téléspectateurs américains utiliseraient leur smartphone tout en regardant la télévision. Les technologies de plus en plus intrusives nous ont-elles transformés en des êtres multitâches incapables de faire une seule chose à la fois ? Quelles peuvent être les conséquences d’une telle évolution ?
Jeremy Bodon : Le multi écran est en effet une pratique croissante qui vient s’ajouter à celle déjà bien répandue qu’est le multitâche, et qui consiste à faire des allers-retours entre sa boîte mail et son navigateur web, ou à chatter tout en consultant des informations sur Internet. Au XVIIe siècle, Pascal disait « que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Or aujourd’hui avec la banalisation de ces nouveaux médias, les individus sont perpétuellement affairés et distraits. De nouvelles habitudes comportementales émergent et créent une forme de besoin d’être continuellement stimulé.
Pourtant, paradoxalement derrière cette impression gratifiante d’être stimulé en permanence et d’accomplir plusieurs tâches à la fois, le degré d’attention des individus en pâtit. L’activité multitâche alourdit en effet notre charge cognitive et impacte négativement sur notre capacité à nous concentrer sur une seule tâche à la fois et à l’accomplir convenablement.
Quelle est l’influence d’Internet et des smartphones sur notre façon de penser, d’agir, et notamment sur notre façon de se concentrer ?
Que l’on soit sans cesse sollicité et interpellé par un coup de fil, un sms, une notification d’application ou que l’on soit naturellement poussé à consulter les réseaux sociaux ou de l’information sur Internet, cette hyper-connectivité interfère avec nos capacités de concentration ainsi que nos processus d’action et de prise de décision.
De même l’utilisation incessante de ces objets – que ce soit chez soi ou au travail, dans la rue ou lorsque l’on discute avec quelqu’un – nous place dans une situation que le neuroscientifique Jean-Philippe Lachaux définit comme une juxtaposition de contextes dans un même espace. Alors que notre perception du monde, notre attention et les actions que l’on a à y faire sont naturellement focalisées et orientées par le contexte environnant dans lequel nous sommes immergés, avec les technologies de type smartphone il y a un surgissement de nombreux contextes dissemblables à celui dans lequel nous nous trouvons physiquement.
La conséquence est que cela affaiblit la qualité de notre expérience sensorielle dans l’instant présent. Par exemple, lorsque nous exécutons une tâche, nous focalisons notre attention sur celle-ci en faisant abstraction des perceptions secondaires qui nous entourent. Ainsi lorsqu’on lit un livre, notre attention se concentre sur la lecture et nous ne percevons plus ce qui se passe autour, nous sommes en quelque sorte complètement immergés dans cette expérience sensorielle et faisons abstraction du reste. Avec le smartphone, les contextes se superposent et l’attention est prise à défaut par les innombrables actions que nous avons à faire. Cela affecte donc notre concentration et peut également se traduire par des troubles d’hyperactivité. Par exemple dans la vie professionnelle, les salariés ont désormais le devoir d’être "omnidisponibles" et de répondre aux e-mails de manière pressante, que ce soit au bureau ou en dehors de ses heures de travail. En étudiant ces nouvelles pratiques, un psychiatre américain s’est ainsi aperçu que de plus en plus de cadres américains sont affectés par des troubles d’hyperactivité nommés ADT pour Attention Deficit Trait, lesquels se traduisent notamment par des problèmes de concentration et entravent les processus de décision notamment de priorisation des tâches.
Quels sont les processus cognitifs en œuvre dans ce phénomène ?
Il a été montré que la perpétuelle distraction induite par l’utilisation des smartphones dans notre quotidien affecte par voie de conséquence les processus de mémorisation qui va se traduire par un déficit de mémorisation des informations. Les capacités cognitives qui interviennent pour mener des réflexions poussées, analyser des informations et les transférer de notre mémoire à court terme vers notre mémoire à long terme s’en trouvent ainsi malmenées. Une expérience menée par une équipe de psychologues de l’université de Columbia aux États-Unis, a ainsi montré que le fait d’avoir toute information disponible à portée de doigt conduit les individus à ne plus faire l’effort de se rappeler ce qu’ils lisent lorsqu’ils savent qu’ils pourront le retrouver plus tard. De même, lorsque les gens sont face à des problèmes et questions difficiles, le premier réflexe qui leur vient à l’esprit est "la recherche Google". Autrement dit, naturellement et sachant que le savoir est disponible à tout moment, nous ne faisons plus l’effort ni de retenir, ni de faire marcher notre mémoire pour résoudre des problèmes. La facilité avec laquelle nous avons désormais accès aux informations, participe ainsi à l’affaiblissement des capacités mnésiques du cerveau humain. Néanmoins, cela renforce dans le même temps ce que l’on appelle la mémoire transactive, laquelle consiste à minimiser la mémorisation d’une information si l’on sait qu’elle est disponible continuellement et que l’on peut ainsi en disposer lorsqu’on le souhaite. L’expérience menée par ces chercheurs a ainsi montré que les sujets d’étude se sont révélés plus enclins à se souvenir comment et où retrouver une information.
On peut également noter que le surgissement intempestif de ces objets est aussi préjudiciable à une forme d’attention diffuse. En effet, c’est lorsque l’on ne fait aucune tâche en particulier que notre expérience du monde est la plus pleine. Pourtant à mesure que les smartphones détournent notre attention, les expériences sensorielles complètes, ancrées dans le présent et le contexte environnant se font plus rares. L’oisiveté, la contemplation et la pensée divagante se raréfient au profit de sollicitations incessantes et d’actions sans repos. Or, de la même manière que le sommeil joue un rôle important pour le processus d’apprentissage et de consolidation de la mémoire, vous avez à l’état de veille une activité cérébrale qui se met en marche lorsque l’on n’accomplit aucune tâche en particulier, et que les neuroscientifiques appellent "le réseau du mode par défaut". Celui-ci joue un rôle important à la fois pour apprendre et mémoriser des informations, trouver de nouvelles idées, et pour les processus liés au soi, c’est-à-dire pour la construction et la consolidation de son identité et de son expérience autobiographique. Mais ces nouvelles pratiques d’utilisation incessante du smartphone entravent ces moments de repos de l’activité cérébrale. L’esprit est désormais occupé par un flot discontinu d’informations qui réduisent et brisent ces instants de réflexion et d’introspection.
Peut-on être influencé et contrôlé par un objet, par un outil tel que le smartphone ?
Il y a effectivement une forme de dépendance et de nécessité d’avoir recours à l’objet qui s’instaure. Au même titre que n’importe quel stimulus extérieur, l’objet exerce sur nous une forme d’influence qui peut entraver notre processus de prise de décision et dans une moindre mesure d’action. A fortiori, ces objets possèdent des fonctionnalités qui permettent de "pousser" l’information à nous et qui peuvent être apparentés à un phénomène de pouvoir de suggestion. L’exemple type est le service Google Now dont le slogan est "l’information dont vous avez besoin au moment où vous en avez besoin". Ainsi avec ces fonctionnalités de notifications, nous n’avons plus besoin de faire l’effort de nous rappeler, on se laisse en quelque sorte tout simplement guidé. Nous sommes dans une situation où nous programmons en amont et sommes interpellés en retour.
La relation de dépendance relative, voire d’addiction (certains parlent de "nomophobie" pour désigner les personnes angoissée à l’idée de se retrouver sans leur téléphone fétiche) que nous entretenons parfois avec nos téléphones mobiles est-elle assimilable à une pathologie ?
Effectivement, la nomophobie et également le phénomène FOMO (Fear of Missing Out) qui est le fait de contrôler en permanence ses réseaux sociaux de peur de rater quelque chose, est assimilable à une forme de dépendance. De nombreuses expériences et témoignages d’utilisateurs de ces technologies montrent que la privation de ces objets et plus largement de l’accès à internet affecte les individus à différents niveaux. Car l’objet n’est pas simplement un outil de communication mais il est devenu le support d’un nombre importants de ses données personnelles et une fenêtre qui nous connecte constamment à nos proches et amis, ce qui nous donne le sentiment de ne plus être complet quand on en est privé. Cela favorise ainsi la création d’un lien fort d’appartenance psychologique qui peut même aller jusqu’au lien affectif avec l’objet. Des psychologues de services d’addictologie ont ainsi constaté chez les utilisateurs les plus accros et notamment chez les plus jeunes, l’apparition de sentiments d’isolement et un repli sur soi ainsi qu’une angoisse liée au fait d’en être coupé.
Propos recueillis par Benjamin Weil
Publié le 24 juin 2013
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La nomophobie est le fait de contrôler en permanence ses réseaux sociaux de peur de rater quelque chose.
Atlantico : Une étude de Business Insider révèle que 88% des téléspectateurs américains utiliseraient leur smartphone tout en regardant la télévision. Les technologies de plus en plus intrusives nous ont-elles transformés en des êtres multitâches incapables de faire une seule chose à la fois ? Quelles peuvent être les conséquences d’une telle évolution ?
Jeremy Bodon : Le multi écran est en effet une pratique croissante qui vient s’ajouter à celle déjà bien répandue qu’est le multitâche, et qui consiste à faire des allers-retours entre sa boîte mail et son navigateur web, ou à chatter tout en consultant des informations sur Internet. Au XVIIe siècle, Pascal disait « que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Or aujourd’hui avec la banalisation de ces nouveaux médias, les individus sont perpétuellement affairés et distraits. De nouvelles habitudes comportementales émergent et créent une forme de besoin d’être continuellement stimulé.
Pourtant, paradoxalement derrière cette impression gratifiante d’être stimulé en permanence et d’accomplir plusieurs tâches à la fois, le degré d’attention des individus en pâtit. L’activité multitâche alourdit en effet notre charge cognitive et impacte négativement sur notre capacité à nous concentrer sur une seule tâche à la fois et à l’accomplir convenablement.
Quelle est l’influence d’Internet et des smartphones sur notre façon de penser, d’agir, et notamment sur notre façon de se concentrer ?
Que l’on soit sans cesse sollicité et interpellé par un coup de fil, un sms, une notification d’application ou que l’on soit naturellement poussé à consulter les réseaux sociaux ou de l’information sur Internet, cette hyper-connectivité interfère avec nos capacités de concentration ainsi que nos processus d’action et de prise de décision.
De même l’utilisation incessante de ces objets – que ce soit chez soi ou au travail, dans la rue ou lorsque l’on discute avec quelqu’un – nous place dans une situation que le neuroscientifique Jean-Philippe Lachaux définit comme une juxtaposition de contextes dans un même espace. Alors que notre perception du monde, notre attention et les actions que l’on a à y faire sont naturellement focalisées et orientées par le contexte environnant dans lequel nous sommes immergés, avec les technologies de type smartphone il y a un surgissement de nombreux contextes dissemblables à celui dans lequel nous nous trouvons physiquement.
La conséquence est que cela affaiblit la qualité de notre expérience sensorielle dans l’instant présent. Par exemple, lorsque nous exécutons une tâche, nous focalisons notre attention sur celle-ci en faisant abstraction des perceptions secondaires qui nous entourent. Ainsi lorsqu’on lit un livre, notre attention se concentre sur la lecture et nous ne percevons plus ce qui se passe autour, nous sommes en quelque sorte complètement immergés dans cette expérience sensorielle et faisons abstraction du reste. Avec le smartphone, les contextes se superposent et l’attention est prise à défaut par les innombrables actions que nous avons à faire. Cela affecte donc notre concentration et peut également se traduire par des troubles d’hyperactivité. Par exemple dans la vie professionnelle, les salariés ont désormais le devoir d’être "omnidisponibles" et de répondre aux e-mails de manière pressante, que ce soit au bureau ou en dehors de ses heures de travail. En étudiant ces nouvelles pratiques, un psychiatre américain s’est ainsi aperçu que de plus en plus de cadres américains sont affectés par des troubles d’hyperactivité nommés ADT pour Attention Deficit Trait, lesquels se traduisent notamment par des problèmes de concentration et entravent les processus de décision notamment de priorisation des tâches.
Quels sont les processus cognitifs en œuvre dans ce phénomène ?
Il a été montré que la perpétuelle distraction induite par l’utilisation des smartphones dans notre quotidien affecte par voie de conséquence les processus de mémorisation qui va se traduire par un déficit de mémorisation des informations. Les capacités cognitives qui interviennent pour mener des réflexions poussées, analyser des informations et les transférer de notre mémoire à court terme vers notre mémoire à long terme s’en trouvent ainsi malmenées. Une expérience menée par une équipe de psychologues de l’université de Columbia aux États-Unis, a ainsi montré que le fait d’avoir toute information disponible à portée de doigt conduit les individus à ne plus faire l’effort de se rappeler ce qu’ils lisent lorsqu’ils savent qu’ils pourront le retrouver plus tard. De même, lorsque les gens sont face à des problèmes et questions difficiles, le premier réflexe qui leur vient à l’esprit est "la recherche Google". Autrement dit, naturellement et sachant que le savoir est disponible à tout moment, nous ne faisons plus l’effort ni de retenir, ni de faire marcher notre mémoire pour résoudre des problèmes. La facilité avec laquelle nous avons désormais accès aux informations, participe ainsi à l’affaiblissement des capacités mnésiques du cerveau humain. Néanmoins, cela renforce dans le même temps ce que l’on appelle la mémoire transactive, laquelle consiste à minimiser la mémorisation d’une information si l’on sait qu’elle est disponible continuellement et que l’on peut ainsi en disposer lorsqu’on le souhaite. L’expérience menée par ces chercheurs a ainsi montré que les sujets d’étude se sont révélés plus enclins à se souvenir comment et où retrouver une information.
On peut également noter que le surgissement intempestif de ces objets est aussi préjudiciable à une forme d’attention diffuse. En effet, c’est lorsque l’on ne fait aucune tâche en particulier que notre expérience du monde est la plus pleine. Pourtant à mesure que les smartphones détournent notre attention, les expériences sensorielles complètes, ancrées dans le présent et le contexte environnant se font plus rares. L’oisiveté, la contemplation et la pensée divagante se raréfient au profit de sollicitations incessantes et d’actions sans repos. Or, de la même manière que le sommeil joue un rôle important pour le processus d’apprentissage et de consolidation de la mémoire, vous avez à l’état de veille une activité cérébrale qui se met en marche lorsque l’on n’accomplit aucune tâche en particulier, et que les neuroscientifiques appellent "le réseau du mode par défaut". Celui-ci joue un rôle important à la fois pour apprendre et mémoriser des informations, trouver de nouvelles idées, et pour les processus liés au soi, c’est-à-dire pour la construction et la consolidation de son identité et de son expérience autobiographique. Mais ces nouvelles pratiques d’utilisation incessante du smartphone entravent ces moments de repos de l’activité cérébrale. L’esprit est désormais occupé par un flot discontinu d’informations qui réduisent et brisent ces instants de réflexion et d’introspection.
Peut-on être influencé et contrôlé par un objet, par un outil tel que le smartphone ?
Il y a effectivement une forme de dépendance et de nécessité d’avoir recours à l’objet qui s’instaure. Au même titre que n’importe quel stimulus extérieur, l’objet exerce sur nous une forme d’influence qui peut entraver notre processus de prise de décision et dans une moindre mesure d’action. A fortiori, ces objets possèdent des fonctionnalités qui permettent de "pousser" l’information à nous et qui peuvent être apparentés à un phénomène de pouvoir de suggestion. L’exemple type est le service Google Now dont le slogan est "l’information dont vous avez besoin au moment où vous en avez besoin". Ainsi avec ces fonctionnalités de notifications, nous n’avons plus besoin de faire l’effort de nous rappeler, on se laisse en quelque sorte tout simplement guidé. Nous sommes dans une situation où nous programmons en amont et sommes interpellés en retour.
La relation de dépendance relative, voire d’addiction (certains parlent de "nomophobie" pour désigner les personnes angoissée à l’idée de se retrouver sans leur téléphone fétiche) que nous entretenons parfois avec nos téléphones mobiles est-elle assimilable à une pathologie ?
Effectivement, la nomophobie et également le phénomène FOMO (Fear of Missing Out) qui est le fait de contrôler en permanence ses réseaux sociaux de peur de rater quelque chose, est assimilable à une forme de dépendance. De nombreuses expériences et témoignages d’utilisateurs de ces technologies montrent que la privation de ces objets et plus largement de l’accès à internet affecte les individus à différents niveaux. Car l’objet n’est pas simplement un outil de communication mais il est devenu le support d’un nombre importants de ses données personnelles et une fenêtre qui nous connecte constamment à nos proches et amis, ce qui nous donne le sentiment de ne plus être complet quand on en est privé. Cela favorise ainsi la création d’un lien fort d’appartenance psychologique qui peut même aller jusqu’au lien affectif avec l’objet. Des psychologues de services d’addictologie ont ainsi constaté chez les utilisateurs les plus accros et notamment chez les plus jeunes, l’apparition de sentiments d’isolement et un repli sur soi ainsi qu’une angoisse liée au fait d’en être coupé.
Propos recueillis par Benjamin Weil
Publié le 24 juin 2013
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