La Fédération française des télécoms a rendu, il y a quelques jours, les résultats de sonenquête ethnographique « Vie intérieure et vie relationnelle des individus connectés[1] ». Guidée par une série de dix questions, elle tente d’appréhender nos pratiques numériques actuelles. L’enquête questionne les a priori, les idées reçues qui, parce qu’intégrés au langage, ne sont plus remis en cause. Sommes-nous tous « addicts » aux technologies numériques ? Compromettent-elles les relations de face-à-face ? Appauvrissent-elles les relations sociales ? Ont-elles mis à mal l’écriture ?
« Vade retro numericas »
En parallèle de la généralisation du numérique et des technologies de communication, les inquiétudes et les préjugés ont persisté : perversion de la jeunesse, délitement des relations sociales et repli sur soi (désocialisation), abrutissement voire abêtissement des individus, perte de repère (déréalisation), menace pour la vie privée, surveillance, comportements déraisonnables ….
Le terme d’ « addiction » est souvent utilisé pour caractériser notre rapport aux nouvelles technologies. Cette notion, particulièrement forte, traduit l’idée une emprise telle que nous n’avons plus les capacités de lui résister. Pourtant les auteurs de l’enquête décrivent « un fossé entre la manière dont nous percevons ces technologies de la communication et la façon dont nous les vivons…[2] ». Si les formulations courantes d’addiction aux technologies « sont des indices d’un nouveau rapport aux outils et services numériques […] cet étiquetage issu du vocabulaire médical masque des logiques d’usage complexes, qui n’ont aucun caractère pathologique.[3] ». Une méfiance pas toujours justifiée, qui relève finalement d’un réflexe presque inconscient : « Les discours plats et redondants que l’on peut lire sur le thème du numérique abondent en oppositions manichéennes et caricaturales qui offrent un cadre confortable déguisant une absence de réflexion approfondie [4]».
« Homo numericus »
D’après la sociologue Laurence Allard, « Le décalage est total entre un discours très négatif et pathologisant quant aux nouvelles technologies, et la réalité des pratiques ». L’Homme ferait une gestion plus raisonnable des nouvelles technologies que nous ne le pensons. « Ce sentiment d’addiction est largement influencé par les discours et des idées communément admises sur les nouvelles technologies[5] ». Le terme médical « d’addiction » ne reflète pas les pratiques réelles ; mais semble être plus le reflet d’une crainte. Puisqu’effectivement les individus sont capables de se réguler : ils usent pour cela de « stratégies de détachement[6] » et « font preuve d’une ingénierie des situations qui vise à mettre momentanément en compatibilité différents pans de vie [7]» et se réservent des « moments de déconnexion » opportuns. Loin d’être happés par leurs pratiques, les individus s’adaptent aux circonstances et aux interlocuteurs. Face au numérique, l’être humain n’abandonne pas toute norme sociale ou rapport avec l’autre. L’enquête cite à ce titre plusieurs exemples, dans lesquels nous nous reconnaitrons : Jean-Luc, un commercial de 42 ans qui en présence de son père range son portable car ce dernier « ne supporte pas » ; Marc, 23 ans, étudiant en droit, use de mesures préventives en ne répondant pas à un SMS, lorsqu’il est occupé, de peur de mettre « un petit doigt dans l’engrenage[8]« .
L’enquête dresse une typologie des méthodes de déconnexions :
- Les détachements momentanés : consistant à mettre son portable hors de sa vue, hors d’atteinte.
- Les déconnexions partielles : la décision de ne répondre qu’à des personnes bien déterminées (conjoint, enfants…).
- L’autodiscipline : l’utilisation du téléphone pendant des heures définies, ou seulement après avoir fini d’effectuer une tâche bien particulière.
- Les mesures préventives : le refus de connexion sachant qu’après il n’est pas facile de s’en détacher.
L’Homme moderne semble donc faire preuve d’une gestion raisonnée de sa vie connectée. Un homo numericus en somme, un être formé au numérique, qui possède des nouvelles compétences communicationnelles et qui en fait une gestion raisonnable.
La guerre des mondes n’aura pas lieu
Les discours veulent que l’on oppose monde réel et monde numérique. Une distinction qui n’a pas lieu d’être selon l’enquête puisque « le numérique n’est pas un monde : il est tramé dans nos vies, pour chacun singulièrement, mais selon des logiques communes à tous ». «Un entrelacement» donc, plus qu’une opposition. Le numérique n’est pas un monde mais un « hors champ communicationnel […] susceptible de se manifester à tout moment » avec lequel les individus sont maintenant habitués à composer. Effectivement, si le numérique donne lieu à de nouveaux comportements, les individus n’abandonnent pas pour autant les normes et les conventions sociales. De même que les individus savent composer avec ce hors champ, en lui donnant plus ou moins de place selon les contextes et situations, les jeunes savent faire la différence entre l’écriture d’un SMS et d’un devoir. Le numérique n’entre pas non plus en opposition avec les relations sociales. Au contraire, il « favorise le partage de contenus et de matériels qui sont de puissants moteurs relationnels ».
Le numérique n’est donc pas un substitut à notre monde mais un prolongement de celui-ci.
Nos craintes, un garde fou ?
Les craintes ne doivent pas nous rendre frileux à l’égard du numérique, néanmoins elles possèdent quelques vertus régulatrices. Si nous ne sommes pas « addicts » au sens médical du terme, la crainte de l’être ne nous tient-elle pas à distance ? Ne nous incite-t-elle pas à la vigilance ? Cette crainte ne fait-elle pas partie intégrante de compétences communicationnelles, à savoir : gérer autant le flux, l’aspect relationnel et l’intimité ?
A titre d’exemple, les interviewés (âgés de 14 à 80 ans) font état d’un contrôle actif de ce qu’ils souhaitent montrer ou cacher. Ces derniers mettent en place des « stratégies d’anticipation des regards [9]» (trier ses sms, cacher son écran, se dé-taguer de photos sur Facebook, ne pas poster de photo compromettantes, ne pas accepter certaines personnes sur Facebook…) illustrant « que le travail de contrôle des signes de soi est constant ». « L’exercice du soupçon […] accompagne les usages » et fait office de surmoi numérique.
Si les individus à la création de Facebook pouvaient en avoir une utilisation naïve voire irresponsable, ils étaient surtout inexpérimentés. Depuis, les attitudes ont changé. De plus en plus de personnes veillent au cloisonnement de leur vie privé /vie publique. Aujourd’hui, forts des erreurs de certains utilisateurs, beaucoup se sont adaptés à cette réalité, en présentant une fausse identité sur Facebook, ou d’autres stratagèmes.
L’homo sapiens n’a donc pas perdu la raison face aux nouvelles technologies il a même su faire preuve d’adaptation…
France Hofnung
Stagiaire à la Fondation pour l’innovation politique
par fondapol, le 12 juin 2013
http://www.fondapol.org/debats/homo-numericus-numerique-deconnecte/
« Vade retro numericas »
En parallèle de la généralisation du numérique et des technologies de communication, les inquiétudes et les préjugés ont persisté : perversion de la jeunesse, délitement des relations sociales et repli sur soi (désocialisation), abrutissement voire abêtissement des individus, perte de repère (déréalisation), menace pour la vie privée, surveillance, comportements déraisonnables ….
Le terme d’ « addiction » est souvent utilisé pour caractériser notre rapport aux nouvelles technologies. Cette notion, particulièrement forte, traduit l’idée une emprise telle que nous n’avons plus les capacités de lui résister. Pourtant les auteurs de l’enquête décrivent « un fossé entre la manière dont nous percevons ces technologies de la communication et la façon dont nous les vivons…[2] ». Si les formulations courantes d’addiction aux technologies « sont des indices d’un nouveau rapport aux outils et services numériques […] cet étiquetage issu du vocabulaire médical masque des logiques d’usage complexes, qui n’ont aucun caractère pathologique.[3] ». Une méfiance pas toujours justifiée, qui relève finalement d’un réflexe presque inconscient : « Les discours plats et redondants que l’on peut lire sur le thème du numérique abondent en oppositions manichéennes et caricaturales qui offrent un cadre confortable déguisant une absence de réflexion approfondie [4]».
« Homo numericus »
D’après la sociologue Laurence Allard, « Le décalage est total entre un discours très négatif et pathologisant quant aux nouvelles technologies, et la réalité des pratiques ». L’Homme ferait une gestion plus raisonnable des nouvelles technologies que nous ne le pensons. « Ce sentiment d’addiction est largement influencé par les discours et des idées communément admises sur les nouvelles technologies[5] ». Le terme médical « d’addiction » ne reflète pas les pratiques réelles ; mais semble être plus le reflet d’une crainte. Puisqu’effectivement les individus sont capables de se réguler : ils usent pour cela de « stratégies de détachement[6] » et « font preuve d’une ingénierie des situations qui vise à mettre momentanément en compatibilité différents pans de vie [7]» et se réservent des « moments de déconnexion » opportuns. Loin d’être happés par leurs pratiques, les individus s’adaptent aux circonstances et aux interlocuteurs. Face au numérique, l’être humain n’abandonne pas toute norme sociale ou rapport avec l’autre. L’enquête cite à ce titre plusieurs exemples, dans lesquels nous nous reconnaitrons : Jean-Luc, un commercial de 42 ans qui en présence de son père range son portable car ce dernier « ne supporte pas » ; Marc, 23 ans, étudiant en droit, use de mesures préventives en ne répondant pas à un SMS, lorsqu’il est occupé, de peur de mettre « un petit doigt dans l’engrenage[8]« .
L’enquête dresse une typologie des méthodes de déconnexions :
- Les détachements momentanés : consistant à mettre son portable hors de sa vue, hors d’atteinte.
- Les déconnexions partielles : la décision de ne répondre qu’à des personnes bien déterminées (conjoint, enfants…).
- L’autodiscipline : l’utilisation du téléphone pendant des heures définies, ou seulement après avoir fini d’effectuer une tâche bien particulière.
- Les mesures préventives : le refus de connexion sachant qu’après il n’est pas facile de s’en détacher.
L’Homme moderne semble donc faire preuve d’une gestion raisonnée de sa vie connectée. Un homo numericus en somme, un être formé au numérique, qui possède des nouvelles compétences communicationnelles et qui en fait une gestion raisonnable.
La guerre des mondes n’aura pas lieu
Les discours veulent que l’on oppose monde réel et monde numérique. Une distinction qui n’a pas lieu d’être selon l’enquête puisque « le numérique n’est pas un monde : il est tramé dans nos vies, pour chacun singulièrement, mais selon des logiques communes à tous ». «Un entrelacement» donc, plus qu’une opposition. Le numérique n’est pas un monde mais un « hors champ communicationnel […] susceptible de se manifester à tout moment » avec lequel les individus sont maintenant habitués à composer. Effectivement, si le numérique donne lieu à de nouveaux comportements, les individus n’abandonnent pas pour autant les normes et les conventions sociales. De même que les individus savent composer avec ce hors champ, en lui donnant plus ou moins de place selon les contextes et situations, les jeunes savent faire la différence entre l’écriture d’un SMS et d’un devoir. Le numérique n’entre pas non plus en opposition avec les relations sociales. Au contraire, il « favorise le partage de contenus et de matériels qui sont de puissants moteurs relationnels ».
Le numérique n’est donc pas un substitut à notre monde mais un prolongement de celui-ci.
Nos craintes, un garde fou ?
Les craintes ne doivent pas nous rendre frileux à l’égard du numérique, néanmoins elles possèdent quelques vertus régulatrices. Si nous ne sommes pas « addicts » au sens médical du terme, la crainte de l’être ne nous tient-elle pas à distance ? Ne nous incite-t-elle pas à la vigilance ? Cette crainte ne fait-elle pas partie intégrante de compétences communicationnelles, à savoir : gérer autant le flux, l’aspect relationnel et l’intimité ?
A titre d’exemple, les interviewés (âgés de 14 à 80 ans) font état d’un contrôle actif de ce qu’ils souhaitent montrer ou cacher. Ces derniers mettent en place des « stratégies d’anticipation des regards [9]» (trier ses sms, cacher son écran, se dé-taguer de photos sur Facebook, ne pas poster de photo compromettantes, ne pas accepter certaines personnes sur Facebook…) illustrant « que le travail de contrôle des signes de soi est constant ». « L’exercice du soupçon […] accompagne les usages » et fait office de surmoi numérique.
Si les individus à la création de Facebook pouvaient en avoir une utilisation naïve voire irresponsable, ils étaient surtout inexpérimentés. Depuis, les attitudes ont changé. De plus en plus de personnes veillent au cloisonnement de leur vie privé /vie publique. Aujourd’hui, forts des erreurs de certains utilisateurs, beaucoup se sont adaptés à cette réalité, en présentant une fausse identité sur Facebook, ou d’autres stratagèmes.
L’homo sapiens n’a donc pas perdu la raison face aux nouvelles technologies il a même su faire preuve d’adaptation…
France Hofnung
Stagiaire à la Fondation pour l’innovation politique
par fondapol, le 12 juin 2013
http://www.fondapol.org/debats/homo-numericus-numerique-deconnecte/
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