samedi 14 mai 2011

« Rendre la justice demande du temps »

Voici ci-après quelques extraits d'un entretien avec le Président de la XIIe chambre correctionnelle du tribunal de Paris, Serge Portelli qui s’interroge sur l’idéologie sécuritaire du moment. Il vient de publier Juger (éd. de l’Atelier)..

Y a-t-il des ressemblances avec ce que vit la Tunisie ces derniers temps en matière de justice et de sécurité ? Cliquez sur le titre pour vous en rendre compte. Je vous encourage à le faire, c'est très intéressant.

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Entretien

Serge Portelli : « Rendre la justice demande du temps »
Par Jérôme Anciberro, Philippe Clanché 
TC : À vous lire, une des principales menaces idéologiques planant sur nos sociétés serait ce que vous appelez le « sécuritarisme ». De quoi s’agit-il exactement ?
Serge Portelli : Le sécuritarisme, c’est tout simplement l’obsession folle de vivre dans la sécurité absolue. C’est le principe de précaution poussé à l’infini. Ce dernier vise à essayer de se prémunir de tout, à tisser un filet de plus en plus serré sur toute la société pour se protéger des déviants, des gens qui marchent en dehors des clous. On le vit un peu tous les jours sans s’en rendre compte mais nous n’en sommes qu’aux prémices. Sans savoir où cela mène. Au début, le sécuritarisme rassure. Il joue sur l’émotion. Or, l’émotion est neutre, on n’y trouve ni le bien ni le mal, ni la démocratie ni le totalitarisme. Mais elle est aussi manipulable. En l’occurrence, on la suscite aujourd’hui contre les libertés, contre l’espoir, et jamais dans le sens de l’humain.
TC : Théoriquement, la rigueur policière et judiciaire ne touche cependant que les délinquants. Pourquoi ceux qui n’ont rien à se reprocher devraient-ils s’en inquiéter ?
Est-on jamais sûr de n’avoir rien à se reprocher ? On croit toujours, au début que les mesures répressives ou privatives de liberté ne concernent que les gens malhonnêtes. Quand se sont multipliées les gardes à vue à partir des années 2000, personne ne disait rien. ... Ces questions ne sont pas théoriques : elles sont chaque jour de plus en plus concrètes.

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TC : Il y a donc de l’espoir… Il n’empêche qu’on a l’impression que, ces derniers temps, l’idéologie sécuritaire rencontre un réel succès.
C’est là qu’est le danger. Il est forcément très difficile d’expliquer que le principe de précaution est périlleux. Nous avons tous besoin de nous prémunir contre les catastrophes, les épidémies et, pourquoi pas, contre la délinquance. Le problème, c’est qu’en matière de délinquance, il s’agit d’hommes, pas de techniques ou de phénomènes naturels. Appliquer le principe de précaution à des hommes est un anti-humanisme. L’homme est imprévisible par nature. Il faut faire avec. Acceptons ce risque, mais sans baisser les bras. ... Dans la chambre correctionnelle que je préside, je donne effectivement très peu de peines de prison. Mais pourquoi ? Parce que j’essaie tout simplement de choisir des peines intelligentes, adaptées, en faisant comprendre la décision par le condamné et par la victime. Et je ne suis pas tout seul à agir dans ce sens. Et pour autant, Paris n’est pas à feu et à sang…

TC : La justice se construit-elle toujours face au pouvoir ?
C’est la base même de la démocratie. Il faut se méfier du pouvoir, ou des pouvoirs, qui ont une tendance naturelle à s’étendre. Le totalitarisme n’est pas seulement un moment de l’Histoire, mais un phénomène d’extension du pouvoir et d’écrasement des autres qui demeure latent. Le sécuritarisme nous propose un nouvel ennemi : l’homme en général. Nous savons en effet que chacun d’entre nous peut devenir dangereux. Le pouvoir joue avec cette idée. Le danger n’est donc pas seulement le peuple ou l’étranger, comme en d’autres périodes de l’histoire. C’est beaucoup plus flou. Et les mesures qui sont censées nous protéger contre ces dangers sont d’autant plus extensibles. Dans ces conditions, il convient d’être très attentif à la limitation de nos libertés.

TC : Entre la police et le parquet, la place des juges semble aujourd’hui difficile à trouver. Mais est-ce vraiment si inquiétant que cela dans une démocratie assurée ?
Qu’est-ce qu’une démocratie assurée ? En tout cas, comme la démocratie, l’appareil judiciaire vit de l’équilibre entre les membres qui le constituent : procureur, avocat, juge. Ils se confrontent, se neutralisent, et c’est ainsi que se crée la justice. L’approche sécuritaire, elle, perçoit d’abord le juge comme un élément d’un appareil essentiellement répressif, et non pas comme un chercheur de solution juste. L’indépendance des juges est une chose récente. Elle émerge réellement à la fin de la Seconde Guerre, en même temps qu’une nouvelle ère démocratique. Après des siècles de servitude, cette conquête demeure donc fragile… tout comme la démocratie.

TC : Faut-il développer une vision particulière de l’homme pour pouvoir être juge ?
On peut considérer que l’homme est essentiellement mauvais et dangereux et il faut alors prendre toutes les précautions possibles pour neutraliser ce danger. On peut aussi penser qu’une partie de l’humanité, pour diverses raisons, est susceptible de tomber dans la délinquance, mais que chacun d’entre nous, y compris les délinquants et les criminels, recèle en lui une humanité qui ne s’efface pas derrière ses fautes. Le devoir des magistrats est aussi d’essayer d’aller vers cette face lumineuse de l’homme. Le juge doit combattre l’idée que certains criminels sont des « sous-hommes » ou des personnes exclues du droit commun. Ce combat est le fondement de l’humanisme. On ne juge jamais un récidiviste, un délinquant sexuel ou un terroriste : on juge un homme.

TC : Un homme ou un acte ?
Un homme qui a commis un acte. Mais on juge d’abord un homme. C’est pourquoi la justice a besoin de temps. La question des moyens ne se résume pas à une revendication syndicale. Il n’y pas de jugement possible sans un temps raisonnable. Il faut savoir ce qui s’est passé, puis s’intéresser à l’homme. Lors de mes audiences, je prends tout mon temps pour savoir qui je juge. En posant trois questions supplémentaires, en cinq minutes, on peut faire surgir un début d’explication. La société livre à la justice un fait, un crime, une blessure, un préjudice. Mais la justice ne peut pas s’en contenter. Sinon, autant remplacer les juges par un logiciel. Nous entrerons dans une machine l’âge et les antécédents du prévenu, le montant du préjudice, le numéro de l’article du code et le résultat sortira. Aux États-Unis et au Canada, on propose déjà aux juges des guides avec des analyses de la jurisprudence, ainsi qu’une fourchette de peine. Bien sûr, ils ne sont pas tenus de suivre ces guides. Mais avec le temps…

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