mardi 17 mai 2011

La Tunisie en quête de vérité

Interview de Taoufik Bouderbala, président de la Commission d’investigation

dans afrik.com
 
 
Lire l'interview complète en cliquant sur le titre. Ci-après quelques extraits ...
 
 
La Commission nationale d’investigation sur les dépassements durant la révolution en Tunisie semble être la seule entité aujourd’hui à rester sereine malgré les turbulences que traverse le pays. Taoufik Bouderbala est déterminé à lever le voile sur les faits qui ont ensanglanté la Tunisie durant la révolution. Il se déplace souvent, prend des initiatives et sa liberté de ton étonne dans une bulle politique qui s’exprime avec beaucoup de pincettes. Ce personnage qui déborde d’énergie ne ménage personne dans sa quête de vérité, quitte à faire grossir les rangs de ses détracteurs.
 

Taoufik Bouderbala :
... J’ai constitué la commission qui se compose de 15 membres dont 8 femmes. Elle est indépendante du pouvoir politique et aussi des partis, mais elle n’est pas coupée de la société civile. La preuve : le président est nommé par le gouvernement, comme les 2 autres présidents de commissions, mais c’est le président qui compose les membres. ...
 
De toutes les façons, je suis à l’aise et je sais que je peux compter sur les membres de la commission et la collaboration des citoyens. ...
[l'association des magistrats a] compris à partir du moment où nous avons reçu 1040 dossiers à instruire que la bataille de la confiance des citoyens est tranchée. Je vous rappelle que les citoyens et les victimes avaient le choix. Ils pouvaient choisir la commission, la justice ou les deux. ... 

La commission n’est pas un tribunal. Notre travail consiste à faire le travail d’un juge d’instruction sans que l’on ait la possibilité d’émettre des mandats de dépôt et des mandats d’amener. Ensuite nous transmettons notre travail à la justice qui tranche. ...


Nous recevons les citoyens, nous les écoutons, nous enregistrons leurs demandes, leurs témoignages directs s’il s’agit de victimes, de martyrs, la famille. Et tout est consigné en audiovisuel numérique. Nous écoutons les témoins s’ils existent. Puis nous passons à l’autre phase, la plus délicate. Nous allons convoquer les responsables.


Afrik.com : Est-ce que vous avez juridiquement la compétence pour le faire ? Quelles sont vos prérogatives, vos marges de manœuvre par rapport au ministère de l’Intérieur par exemple ?
Taoufik Bouderbala :
Nous demanderons au ministre de l’Intérieur de mettre à disposition les agents désignés s’ils sont encore en activité. S’ils sont à la retraite, nous irons les chercher. Nous sommes habilités à convoquer toute personne, même en exercice. Nous entendons les suspects quel que soit leur qualité - Mais attention ! Nous ne pouvons pas faire comme la justice, ni mandat de dépôt ni autre -, et ce en vertu d’une circulaire envoyée par le Premier ministre dès le mois de février, demandant à toutes les administrations, à tous les niveaux, à mettre à la disposition de la commission tout document et toute personne. ...



Le président déchu est donc impliqué et aussi les fonctionnaires décisionnaires sur les déplacements de ceux qui ont tiré. Nous savons par nos enquêtes et la collaboration de beaucoup d’anciens commissaires que l’utilisation des armes à feu est très stricte et très encadrée. Voilà comment nous voyons les choses. L’ordre vient du chef de l’Etat. Il passe par le ministre de l’Intérieur, le chef de cabinet et le directeur de la sûreté nationale. Au moins ceux-là sont identifiables et directement impliqués pour relayer l’ordre. Après, bien sûr, les uns entrainent les autres et nous remontrons la chaîne ou la descendrons.


Afrik.com : Pour les tirs meurtriers, faites vous une différence entre celui qui exécute un ordre et celui qui le donne, comme le suggère certains ?
Taoufik Bouderbala :
Celui qui a tiré est responsable et il est même coupable. Personne ne peut se cacher derrière cette obligation d’exécuter un ordre illégitime et illégal. Il y a une loi qui date de 1969 en Tunisie qui règlemente la façon de canaliser et disperser une manifestation. Utiliser les pompes à eau, parfois colorée, faire une sommation : « dispersez vous une fois, deux fois, trois fois, puis, attention, nous allons vous disperser. » Tir en l’air et, en dernier, s’il y a danger, tirs par terre entre les jambes. On ne tire jamais à tir tendu dans des endroits vitaux, jamais en pleine tête, jamais en pleine poitrine. Lorsqu’on tire comme ça dans la foule de façon indistincte, on commet un meurtre. Il y a des pactes internationaux que la Tunisie a ratifiés et dans ce cas. Les normes internationales sont supérieures aux normes nationales. L’agent a le droit de discernement et à la clause de conscience. Mais les agents ne peuvent pas se cacher derrière. Bien sûr la responsabilité n’est pas la même, il faut que ceux qui ont tiré passent devant la justice.

...

Afrik.com : Le syndicat de la police réfute les enquêtes au motif que la justice est gangrenée. L’appareil judiciaire auquel vous allez transmettre vos dossiers s’est-il purifié ?
Taoufik Bouderbala :
Sur le principe, je pense que la justice est seule compétente. D’ailleurs, nous ne nous substituons pas à elle. Dans d’autres pays, il y a eu des tribunaux spéciaux. En France, on les appelait sections spéciales après l’armistice. C’était terrible sur le plan des droits humains. Nous ne souhaitons pas la tenue de tribunaux spéciaux. Dire tribunal spécial, c’est dire expéditif. La justice a subi les dégâts sous Ben Ali. Mais nous avons bon espoir en ceux qui n’ont pas versé dans ces excès.


...  J’ai plaidé devant tous les tribunaux de la Tunisie et tous genres d’affaires depuis 1973, les magistrats dans leur écrasante majorité sont des gens honnêtes, nobles et qui font leur travail. Il y en a d’autres, comme dans tous les corps de métier, qui n’ont pas résisté et qui ont nui au métier, qui ont fait des erreurs. Ceux-là sont soit partis à la retraite, soit écartés, soit sous le coup d’une enquête administrative. Les autres mauvais éléments devraient être réformés. L’équilibre des forces a changé, il n’y a plus la pression du régime déchu mais il faut qu’il n’y ait plus aucune forme de pression, ni du nouveau pouvoir, ni du syndicat de la magistrature, ni des avocats, ni des intellectuels, ni des professeurs de droit. Ils font leur travail et on est là pour surveiller.


Afrik.com : Qu’en est-il de vos relations avec les policiers que vous serez amené à convoquer ? Leur syndicat se dit scandalisé par vos déclarations, qui stigmatiseraient les policiers.
Taoufik Bouderbala :
D’abord, je n’ai nommé personne. Le problème ne se pose pas. Après, il faut être clair : qui a tiré ? Les policiers suisses ? Suédois ? Ce sont certains parmi les forces de sécurité venues contenir les manifestations. Pas tous bien entendu. Un nombre bien déterminé, un nombre même limité. Mais nous ne pouvons pas faire comme si de rien n’était. Il ne faut pas nier les évidences, et il ne faut pas non plus stigmatiser la profession et lui imputer les agissements d’un nombre déterminé. ...


Afrik.com : Qu’en est-il des snipers ?
Taoufik Bouderbala :
S’il y a une entité qui sait s’il y avait des snipers, c’est la police. C’est eux qui étaient chargés du maintien de l’ordre à l’époque et c’est chez eux que sont conduits les suspects arrêtés. S’il s’agit de policiers, ils le savent. S’il s’agit d’un corps étranger au pays, ils devraient le savoir aussi. S’il s’agit d’une milice ou d’une bande organisée, ils devraient avoir un minium d’informations. C’est eux qui sont chargés d’attraper ces individus ou de les interroger.


Afrik.com : Il y aurait eu un souci avec Monji Khadraoui [ancien membre de la commission] pour une histoire avec Microsoft..
Taoufik Bouderbala :
On avait reçu une proposition de Microsoft pour un système de sauvegarde des données, vu le problème de la localisation des archives, pour prévenir vol, incendie ou autre. Nous avons pris contact avec le Centre National d’Informatique (CNI) tunisien pour savoir s’ils pouvaient héberger ces données. Ils nous ont répondu que ce ne serait pas une bonne idée puisque pendant la révolution, ils ont été hakés avec d’autres sites gouvernementaux. Nous avons appris que bon nombre de pays hébergent leurs données à l’étranger en changeant fréquemment de localisation pour éviter les piratages. Je me suis quand même posé des questions, notamment par rapport à la souveraineté, et je me suis rapproché du Premier ministère et il m’a été répondu qu’ils hébergeaient aussi à l’étranger. Et attention ! Microsoft ne nous donne rien, ni matériel ni hébergement. Ils nous offrent le know how. Ils nous forment. C’est tout. J’ai donc chargé un expert en informatique, M. Chaouki Gueddes, de me préparer un rapport à soumettre au Premier ministre pour me décider. Voilà ce qu’il a été décidé lors de cette réunion. Le nom M. Khadraoui nous a été indiqué par le syndicat des journalistes après consultation. Donc, il a assisté à une réunion. Il n’a pas assisté à la deuxième et les PV sont là. Nous avons deux attachés de presse qui ne participent pas à la réunion mais qui rédigent, et c’est enregistré par la suite. A la troisième réunion, il est venu durant le dernier quart d’heure pour s’excuser parce que, dit il, son syndicat lui a demandé de se retirer et qu’il était ravi d’avoir travaillé avec nous en nous souhaitant bonne continuation.


Afrik.com : Il a donc démissionné..
Taoufik Bouderbala :
Oui, et puis on découvre cette histoire ! Il annonce d’autres raisons pour sa démission. J’ai quand même pris contact avec le syndicat qui a nié sa version des faits et qui s’est proposé de proposer une autre personne à la place. Voilà ce qu’il en est. La version présentée par lui et un autre démissionnaire, un avocat, nous a ébahis. Rendez-vous compte que cet avocat avait pris la parole lors de la première réunion pour me féliciter de mon patriotisme et de mon intelligence lorsque j’ai proposé de nommer un expert et consulter le Premier ministre avant de prendre position. Il raconte donc des choses fausses et l’autre lui emboîté le pas en oubliant qu’il n’avait pas assisté à la réunion.


Afrik.com : Comment va s’achever cette mission ?
Taoufik Bouderbala :
Tout notre travail et toutes nos conclusions feront l’objet d’un rapport ou tout sera consigné. Nous ferons aussi des propositions pour réformer le système et former les gens pour qu’il n’y ait plus jamais ça. Pour le corps de la police par exemple, nous recommandons de donner des garanties aux policiers et de garantir leur dignité et de bonnes conditions de travail.

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