Les défenseurs des libertés individuelles tiennent bon face aux démonstrations de force des salafistes et au raidissement du gouvernement dominé par les islamo-conservateurs. Des militants des années de lutte aux jeunes de la société civile, la résistance s'organise. Des dizaines d'avocats, dont plusieurs ténors du barreau tunisien, des défenseurs des droits de l'homme, dont certains venus tout exprès de Paris, et la haute silhouette de Nejib Chebbi, l'un des poids lourds de l'opposition tunisienne: il y a foule, ce 19 avril, dans la grande salle d'audience du palais de justice de Tunis.
A la barre des accusés, un petit homme aux cheveux gris:
Nabil Karoui, patron d'une agence de publicité et de la chaîne de télévision privée Nessma TV. Il comparaît pour avoir diffusé, le 7 octobre dernier, en pleine campagne électorale,
le film d'animation franco-iranien Persepolis. Allah y apparaît en rêve à la jeune héroïne, sous les traits d'un vieillard barbu. Une séquence jugée "blasphématoire" par les islamistes, pour lesquels toute représentation de Dieu est interdite.
Deux jours après la diffusion du film, quelque 300 salafistes attaquaient le siège de la chaîne, puis tentaient de mettre le feu au domicile de son PDG. Nabil Karoui a eu beau présenter ses excuses au public, il n'en a pas moins été mis en examen pour "atteinte au culte", "atteinte aux bonnes moeurs" et "troubles à l'ordre public".
Pour la première fois depuis la révolution, le problème de la liberté d'expression et de création était posé. Depuis, l'affaire cristallise les tensions entre modernistes et islamistes, dans une société de plus en plus clivée. Lors de l'audience du 23 janvier, deux intellectuels, l'universitaire Hamadi Redissi, auteur de plusieurs ouvrages sur le péril wahhabite (1), et le journaliste Zied Krichen, rédacteur en chef du journal Al Maghreb, avaient été violemment pris à partie par un groupe de salafistes devant le palais de justice. Ce 19 avril encore, des petits groupes de manifestants des deux camps, maintenus à distance par un cordon de policiers, sont présents aux abords du Palais.
Le verdict sera prononcé le 3 mai. Une date qui est aussi - mais le juge l'ignorait sans doute - celle de la Journée mondiale de la liberté de la presse...
500 euros d'amende pour avoir publié une photo de nuS'il est le premier à faire les frais du nouvel ordre moral que cherchent à imposer les tenants de l'islamo-conservatisme, le patron de Nessma TV n'est déjà plus le seul. Le 8 mars dernier, le directeur du quotidien Attounissia, Nasreddine ben Saïda, a été condamné à 500 euros d'amende pour avoir publié une photo de nu. Plus récemment, le 28 mars, deux jeunes chômeurs ont écopé de sept ans et demi de prison pour avoir posté sur leurs pages Facebook des caricatures de Mahomet. L'un d'entre eux est en détention, l'autre a réussi à prendre la fuite. Il est aujourd'hui en Grèce, sans papiers et sans argent. La Fédération internationale des droits de l'homme a été saisie de son cas, et il pourrait bien devenir le premier réfugié politique de la Tunisie post-révolutionnaire.
"La société tunisienne, analyse le chercheur Fayçal Cherif, est tiraillée entre deux blocs opposés mais également légitimes, car ils ont l'un et l'autre combattu le régime de Ben Ali." Les islamistes, enhardis par la victoire, en octobre, lors des premières élections libres du pays,
du parti islamo-conservateur Ennahdha, veulent prendre leur revanche sur les "mécréants" qui ont, selon eux, gouverné depuis l'indépendance. En face, les modernistes, attachés aux libertés individuelles, ne cachent pas leur inquiétude, à l'instar de la sociologue Khadija Cherif, militante des droits de l'homme et ancienne présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates.
"Les islamistes, dit-elle, font partie du paysage politique. Nous savions qu'ils feraient un bon score et qu'ils pèseraient de tout leur poids. Mais nous pensions qu'il existait, malgré tout, une exception tunisienne. Nous voulions croire qu'en Tunisie les islamistes, du fait notamment de leur proximité, dans l'exil, avec les démocrates, avaient intégré les règles de la démocratie, qu'ils étaient prêts à jouer le jeu. Leur discours pendant la campagne électorale allait d'ailleurs dans ce sens. Un double langage? Aujourd'hui, il est clair, même si quelques personnalités font exception, que nous avons affaire à un parti arrogant et hégémonique, qui n'admet pas de contre-pouvoirs. Nous avons aussi découvert une société que nous ne connaissions pas, parce que nous n'y avions pas accès, marquée par l'ampleur de la pauvreté, l'échec de l'école à véhiculer les valeurs de progrès, l'exclusion sociale. Autant de facteurs qui poussent au repli identitaire."
Le dessinateur Z ridiculise la "bigoterie ambiante"Ni les militants de la démocratie qui se sont battus pendant des années
contre la dictature de Ben Ali, ni les plus jeunes, qui ont investi les réseaux sociaux, n'entendent se laisser faire. Après plusieurs manifestations réprimées par les forces de l'ordre, des associations viennent de mettre sur pied un collectif pour la défense des libertés. A la faculté de lettres de l'université de la Manouba, près de Tunis, siège de manifestations salafistes pendant des semaines, c'est l'Uget, un syndicat étudiant proche de la gauche, qui a raflé tous les sièges lors des dernières élections universitaires.
"La société civile résiste, elle réagit et ne lâche pas prise", se réjouit la comédienne Raja ben Ammar, qui dirige, à Carthage, une compagnie de danse et de théâtre. Une mobilisation qui explique sans doute qu'
Ennahdha ait renoncé à la fin du mois de mars à imposer la charia - la loi islamique - comme source du droit dans la Constitution.
"Ennahdha a introduit la religion dans le débat public afin d'excommunier ses rivaux politiques", accuse le dessinateur Z. Connu pour ses caricatures de Ben Ali, largement diffusées pendant la révolution sur le Web, il s'attache aujourd'hui à ridiculiser la "bigoterie ambiante".
Il n'est pas le seul. Depuis le 14 avril et jusqu'au 5 mai, une vingtaine de dessinateurs de presse et de caricaturistes exposent leurs oeuvres dans une petite galerie, au-dessus de la libraire MilleFeuilles, à La Marsa, une banlieue chic de Tunis. Parmi eux, Nadia Khiari, qui vient de recevoir en France le prix Daumier pour son Willis from Tunis, ou encore Yassine Ellil, auteur de Good Bye Ben Ali, première BD "post-révolutionnaire".
|
Les caricaturistes tunisiens illustrent, aujourd'hui, la fragilité de la liberté d'expression. AFP PHOTO / FETHI BELAID
|
Tous ces jeunes artistes illustrent la fragilité de la liberté d'expression. Ce qui ne les empêche pas de se moquer de la troïka au pouvoir - le Premier ministre Hamadi Jebali,
le président la République Moncef Marzouki et le président de l'Assemblée constituante Mustapha ben Jaafar - et des salafistes en embuscade. D'autres préfèrent s'exprimer sur les murs de la capitale. Un certain ZED, alias Zied ben Cheikh, se déchaîne dans ses graffitis contre l'"école de la burqa"; des groupes de street art émergent...
Les comédiens ne sont pas en reste. Le 25 mars dernier, l'association des diplômés des instituts d'art dramatique avait décidé de célébrer la Journée mondiale du théâtre en organisant, sur l'avenue Bourguiba, l'artère principale de Tunis, des spectacles de rue. Les comédiens se sont heurtés à des salafistes, auxquels le ministère de l'Intérieur avait donné l'autorisation de manifester au même endroit et à la même heure.
"Le seul fait d'être là pour faire du théâtre était déjà à leurs yeux une provocation!", déplore Moez M'rabet, le président de l'association organisatrice. Il n'entend pas baisser les bras. Les acteurs descendront de nouveau dans la rue le 27 mai prochain, à l'occasion cette fois de la Journée nationale du théâtre. "Avec Ben Ali, affirme, pour sa part, Ezzedine Gannoun, qui fait vivre un théâtre expérimental situé à deux pas de la médina de Tunis, on connaissait l'ennemi. Maintenant, c'est plus sournois. On est à la merci d'une réaction de la rue, d'une manifestation, au nom de la religion ou des "valeurs du sacré"."
Pas de démocratie sans Ennahda, mais...La vigilance d'une société civile décidée à ne rien lâcher sur le terrain des libertés incite la plupart des analystes à parier, malgré tout, sur la poursuite du processus démocratique en Tunisie. Reste à savoir si Ennahdha acceptera que soient créées les conditions d'une alternance lors du prochain scrutin, prévu en principe au printemps 2013, en prenant le risque d'une défaite après avoir gouverné pendant plusieurs mois dans des conditions difficiles.
C'est la principale inquiétude des formations politiques modernistes, qui pointent les nominations d'islamo-conservateurs à la tête de plusieurs gouvernorats ou dans la haute administration, leur propension à crier au "complot" dès qu'ils sont critiqués par l'opposition ou les médias, et la non-reconduction, à ce jour, de l'instance indépendante qui avait organisé, à la satisfaction générale, le scrutin d'octobre dernier.
Le succès d'Ennahdha avait, à l'époque, révélé l'émergence d'une Tunisie conservatrice et pieuse, plus arabisée que celle qui a jusqu'ici dominé la scène politique, qui entend aujourd'hui peser sur les orientations du pays. Les démocrates tunisiens savent qu'il n'y aura pas de démocratie sans ce parti. Mais ils doutent aujourd'hui de sa capacité à acquérir une culture démocratique.
(1) L'Exception islamique, en 2004, et Le Pacte de Nadjd. Ou comment l'islam sectaire est devenu l'islam, en 2007 (édition du Seuil).
Par
Dominique Lagarde, avec Camille Le Tallec, publié le 27/04/2012 à 07:30
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/en-tunisie-les-reformistes-resistent-au-nouvel-ordre-moral_1108657.html