vendredi 26 août 2011

Les écrivains fantômes sortent de l'ombre

La rédaction anonyme, un secteur lucratif.La rédaction anonyme, un secteur lucratif.

Pour une grande partie, «les nègres littéraires» ne sont plus des anonymes. Cependant, près d'un tiers des livres publiés actuellement auraient une «paternité peu claire».


En 2001, Loana, la gagnante de la toute première émission de télé-réalité, Loft Story, sort un livre «Elle m'appellait... Miette», qui se vend à 120.000 exemplaires. Sur la couverture un nom d'un certain Jean-François Kervéan apparaît. «J'ai redigé, et elle a validé. A l'époque, l'usage était que le nom des «nègres» n'apparaisse pas. Mais comme tout Saint-Tropez m'a vu trottiner derrière ses platform boots (chaussures à semelles compensées, NDLR), il a été décidé que mon nom figurerait comme coauteur à l'intérieur du livre. Et j'ai touché 100.000 francs», raconte-t-il au magazine l'Express.

Depuis, les règles de l'édition ont changé, et le terme de «nègre littéraire» n'est plus d'actualité. On les appelle désormais les «collaborateurs». Les éditeurs ont pris l'habitude de mentionner leur nom en quatrième de couverture, ou au-dessous du grand-titre intérieur. Ces écrivains se spécialisent surtout dans le genre autobiographique, et travaillent à partir de documents.

C'est grâce à Bernard Fixot, le PDG des éditions XO, que cette révolution dans le monde d'édition a pu avoir lieu. Ayant appris que Paul-Loup Sulitzer faisait appel à un «collaborateur», pour écrire ses livres, Bernard Fixot a pris la décision de mentionner son nom de celui-ci dans le livre. C'est ainsi que le nom de Loup Durand est apparu sur la couverture aux côtés de celui de Sulitzer. Et cette révélation n'a pas empêché le tandem à continuer de sortir encore quelques best-sellers.

Entre 5000 et 15.000 euros pour un débutant

Ayant découvert que la publication du nom du collaborateur n'a pas d'incidence sur les ventes, les éditeurs ont à peu près tous accepté cette nouvelle règle du jeu. Désormais, le travail d'un collaborateur est délimité par un contrat, passé avec la maison d'édition. Il fixe notamment les honoraires versés, réglemente le temps de travail et le nombre de pages rédigées. Selon plusieurs sources de l'édition, pour un «collaborateur» débutant, ces honoraires varieraient entre 5000 et 15.000 euros à titre de forfait. Quant aux écrivains plus expérimentés, ils toucheraient un pourcentage sur les ventes en plus de la somme fixe. Les droits d'auteur s'échelonnant entre 8% et 15% par livre vendu, 30% à 50% leur reviendrait, le tout dépendant de la notoriété du personnage principal du livre.

Toutefois, la rémunération varie en fonction du travail fourni. Parfois, le collaborateur ne fait que corriger le style et relire le manuscrit, redigé par la «vedette» avant sa publication. Dans d'autres cas, c'est lui, qui est en charge du travail d'investigation et de la rédaction du livre au nom du personnage principal. «Pour être nègre, il faut être graphomane, il ne faut pas avoir peur d'écrire beaucoup, au risque de ne pas être publié», affirme Mohammed Aissaoui, journaliste littéraire du Figaro. Car avant la publication, la «star» et et le collaborateur font la relecture ensemble. Et de nombreux passages peuvent être supprimés ou modifiés.

La rencontre entre la «star» et le collaborateur ne dure pas plus d'une trentaine d'heures en tout. Le personnage se confesse, le collaborateur prend des notes et essaie de d'adapter son style d'écriture à sa manière de parler et de refléchir. «Le courant passe ou non. C'est un peu comme un coup de foudre qu'il faut avoir. Un exercice qui consiste à être le miroir de l'autre», raconte Catherine Siguret, une «collaboratrice», qui a écrit des livres pour Claudia Schiffer, Gérard Louvin, ou encore Julien Courbet. Pour elle, le travail du collaborateur, c'est le contraire d'une enquête journalistique. Il ne faut pas être objectif, mais tenter de se superposer au personnage principal du roman.


Y a-t-il encore de la «nègritude» dans l'édition ?
Un romancier un peu trop productif? Il est probable que les livres publiés sous son nom soient écrits par des vrais «nègres». Même si de nombreux secrets de cette profession ont été révélés récemment, on est encore loin de tout savoir. Car les vielles pratiques subsisteraient encore aujourd'hui. Selon Armelle Brusq, réalisatrice du documentaire «Les nègres, l'écriture en douce», près d'un tiers des éditions en France seraient faites de livres «à la paternité peu claire». Des estimations, qui ne peuvent être ni confirmées, ni démenties, car aucun écrivain, ne dira au lecteur qu'il engage un nègre pour écrire des livres à sa place. Anne-Sophie Demonchy, journaliste au Magazine des livres, a effectué plusieurs enquêtes sur ces écrivains de l'ombre en France. «Pour un éditeur, l'auteur doit être sympathique, et avoir une belle histoire à raconter. Dire au lecteur que le livre a été écrit par un «nègre» n'est pas dans les intérêts de la maison d'édition», précise-t-elle.

Les spécialistes du secteur le reconnaissent: certains ouvrages seraient une véritable stratégie marketing des maisons d'édition. Ils pourraient même être le fruit de travail d'une équipe entière. L'auteur a une idée. Cette idée est développée en synopsis par les employés de la maison d'édition. Et ensuite, ce schéma est envoyé à un ghostwriter pour rédaction. «En général, on ne cite pas le nom des auteurs, ce sujet est tabou», constate Anne-Sophie Demonchy. «Étonnant, car au cinéma, ou dans la musique, le produit est le travail d'une équipe et cela ne choque pas le consommateur».

Ces écrivains de l'ombre, dont le nom n'est pas cité, sont liés par un contrat avec la maison d'édition, qui les empêche de parler du projet, sur lequel ils travaillent. Selon les données du Syndicat national de l'édition, en 2010, le chiffre d'affaires du secteur représentait 2,8 milliards d'euros avec près de 452 millions de livres vendus. On peut imaginer à quel point le business de la rédaction anonyme est lucratif.


Un phénomène qui se diversifie
Employer un nègre pour écrire un livre, c'est une chose. Faire appel à un «nègre» pour écrire un mémoire de fin d'études en est une autre. Grâce à Internet, on peut trouver aujourd'hui des personnes proposant ce genre de services. Un article d'un «ghostwriter de fac» américain, paru récemment dans The Chronicle of Higher Education, la revue américaine sur l'enseignement supérieur, met en évidence des dysfonctionnements dans le domaine de l'éducation outre-Atlantique, ce qui permet aux étudiants des universités de frauder. Employé par une entreprise, spécialisée dans le rewriting, l'auteur, surnommé Ed Dante, s'adresse, exaspéré, directement aux enseignants : «Je suis fatigué de vous aider à faire que vos étudiants aient l'air compétents». Parmi ces «clients», il dissocie trois catégories d'étudiants : ceux, dont l'anglais n'est pas la langue maternelle, ceux qui sont très mauvais en rédaction, et ceux, qui sont «riches et paresseux». Travaillant depuis 2004, l'auteur affirme de gagner près de 66.000 dollars par an.


Par Eugène Zagrebnov

publié le 21/07/2011 à 12:19

http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2011/07/21/04016-20110721ARTFIG00655-les-ecrivains-fantomes-sortent-de-l-ombre.php

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